Quelles sont les craintes que Desnos formule dans son poème? J'ai tant rêvé de toi

Robert Desnos, « J’ai tant rêvé de toi »

in « A la mystérieuse », Corps et Biens, 1930.

 

 

 

 

 

Problématique : Quelles sont les craintes que Robert Desnos formule dans son poème ?

 

 

  1. Il craint que la ré-union avec la femme aimée ne soit pas possible

  2. Il tente de trouver des solutions pour concilier son amour

 

 

 

Lieu de la plainte amoureuse, occasion de l’expansion lyrique, moment de la confidence intime, le poème permet à son auteur d’exprimer ses sentiments les plus profonds ainsi que ses craintes les plus aiguës dont l’enjeu est, le plus souvent, la communion amoureuse. Tel est bien, le poème en prose de Robert Desnos, « J’ai tant rêvé de toi », puisque notre aède du XXème siècle y expose sa crainte de ne pouvoir conjuguer l’idée de son amour pour la femme aimée et la réalité de ce sentiment dans le quotidien d’une relation. Rêvée, magnifié, cristallisée sans doute LA femme, pour ne pas dire SA femme –réelle ou imaginaire d’ailleurs- est autant désirée que crainte, autant convoquée concrètement que corps éthéré à la fois. Il s’agira donc pour nous de montrer comment Robert Desnos fait part, au lecteur que nous sommes, de la peur sourde qu’il pressent à l’idée de rencontre Celle qui occupe ses pensées. L’on verra tout d’abord que sa crainte repose sur l’impossible ré-union avec la femme aimée tant l’Idée et la Réalité semblent antinomiques ; cependant, loin de s’avouer vaincu, le poète tente de trouver des solutions pour, malgré tout, tenter de vivre son amour, peut-être dans un hors-là, dans un hors-temps.

 

 

 

Si les poèmes sont l’occasion, bien souvent, de la plainte amoureuse, Robert Desnos module la loi du genre en exprimant dans cet espace textuel bien davantage une crainte qu’une souffrance.

Cette crainte est rapidement identifié par le lecteur de « J’ai tant rêvé de toi » : en effet, la question rhétorique, quasiment liminaire, concentre et focalise toute la peur de Desnos : « Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant…(…) ? » (l.2), est-il en effet encore temps pour le poète de rejoindre la femme aimée, « de baiser sur cette bouche la naissance de la voix qui [lui] est chère ? », ou bien est-il trop tard ? S’est-elle enfuie à jamais de sa réalité ? L’antithèse initiale qui confronte « rêve » et « réalité » dit assez l’impossible conjugaison de cette liaison en partie fantasmée où la construction mentale de la femme aimée a enrichi l’imaginaire du poète tant et si bien qu’il redoute qu’elle ne soit plus qu’une…idée… « J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité… » (l.1). Aussi l’isotopie de « l’ombre », du « fantôme » trouve t’elle toute sa cohérence tandis qu’il tente de concrétiser une image qui lui échappe par les métonymies de Celle qui occupe son cœur : son « corps vivant » (l.2), le « contour de [s]on corps » (l.5) son « apparence réelle » (l.6) sont esquissés alors que la « bouche » (l.2), la « voix » (l.3), le « front » (l.11) et « les lèvres » (l.12) donnent une épaisseur physique à la dédicataire du poème qui ne cesse pourtant de concilier par les mots une union qui semble fort compromise. Le poète craint, en effet, de ne pouvoir quitter l’univers du rêve.

Les hypozeuxes qui ouvrent quatre « strophes » sur six viennent rythmer la progression de ce poème en prose et disent aussi, finalement, la fatalité à ne pas pouvoir sortir du rêve dans lequel le poète s’est installé : « J’ai tant rêvé de toi », reflète le poète inlassablement, comme une litanie, un refrain dont il ne saurait sortir et qui l’a lui-même emprisonné. D’ailleurs le veut-il vraiment ? On pourrait lui demander pourquoi cette liaison virtuelle a duré « depuis des jours et des années », à tel point qu’elle puisse être impossible, sans jamais pouvoir trouver de résolution dans la réalité. La femme aimée est-elle mariée ? Le poète a t-il jamais tenté de la séduire ou bien n’a-t-il jamais voulu la séduire pour mieux se l’approprier, pour mieux la posséder ? Nous n’en savons rien, toujours est-il que le poète « dor[t] debout » (l.9-10) et qu’il sait « qu’il n’est plus temps sans doute qu’[il] s’éveille » (l.9) parce que la ré-union physique est impossible vraisemblablement. D’ailleurs, l’ensemble du poème est construit sur la base du miroir, où deux être se voient mais ne peuvent se rejoindre, quels que soient leurs efforts.

Il est surprenant de constater que le poète, que les métonymies de son corps rendent concret (« mes bras » l.4, « ma poitrine » l.5), ne peut que saisir l’ombre de celle qu’il aime, opposant ainsi la matérialité à l’immatérialité physique de la femme aimée. Bien vite d’ailleurs, lorsque le contraire est envisagé, à savoir que la femme dédicataire prenne soudainement une « apparence réelle » (l.6), c’est le poète qui devient, ou qui craint de devenir « une ombre sans doute » (l.7), suggérant ainsi sa peur consciente de ne pas savoir oser exister face à Celle qui l’impressionne. L’on comprend mieux alors pourquoi l’apostrophe lyrique « Ô balances sentimentales » vient séparer le tente, figurant à la fois la concrétude de l’un et l’inconcrétude de l’Autre qui s’échappe, qu’il ne peut toucher enfin : « je pourrais moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venu». La ré-union semble donc impossible.

L’on voit bien que Desnos révèle sa souffrance de ne pouvoir vivre au quotidien son amour avec celle qui occupe son cœur. Pourtant, l’acte scripturaire révèle déjà un lui-même qu’il ne saurait y renoncer.

 

 

 

Tout acte d’écriture dit la tentative de lieu, même fictive, entre Celui qui écrit et son destinataire. Dire sa crainte, mesurer l’impossibilité de vivre au grand jour ce sentiment si fort, c’est déjà s’approprier l’Autre par l’écriture.

Comment donner une dimension physique, réelle, à quelqu’un qui n’est qu’une idée ? Comment faire exister quelqu’un qui n’existe pas ? Les mots, seuls, ont ce pouvoir de suggestion, ainsi que les Arts, et l’écriture est, pour Robert Desnos, le moyen de prolonger le rêve, de matérialiser un corps jamais étreint, de se figurer vivre un échange qui n’est pas : « J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé, couché avec ton fantôme » (l.13). Ecrit-il pour que nous nous rendions compte des dialogues solitaires qu’il a de longue date entrepris avec l’inconnue, double de lui-même, double féminin aussi qu’il laisse immerger à sa conscience, la gradation suggérant assez la permanence obsessionnelle. Toujours est-il que l’érotisme de ce corps fantasmé dit aussi combien l’idée charnelle du corps de la femme est présente, combien il s’imagine la tenir dans ses bras, sur « [s]a poitrine », au plus près de son cœur. Le pouvoir des mots crée donc l’illusion fictive de ce qui n’est pas. Mais le poète fait aussi un autre choix pour rejoindre sa bien-aimée.

Si l’espace textuel permet au fantasme de s’exprimer, Desnos semble prendre aussi conscience que cet amour, finalement, ne peux exister que par l’immatérialité de leur être. Les modalisateurs « peut-être » (l.5-14) et « sans doute » (l.7-9), qui enserraient le rêve d’union telle une tenaille, associés aux conditionnels « se plieraient » (l.5), « deviendrais » (l.7) soulignant la crainte du  poète, sont bientôt remplacés par l’adverbe « pourtant » qui marque un revirement total d’état d’esprit de l’autre de « J’ai tant rêvé de toi ». Puisque le couple femme réelle/ombre du poète ou poète/ombre féminine ne permet pas la réunion tant attendu, il lui faut convenir que seul le monde de l’abstrait peut lui permettre d’atteindre Celle qu’il aime. Aussi « il ne [lui] reste (…) qu’à être fantôme parmi les fantômes » pour la re-joindre, pour continuer à vivre sa passion, quitte même à perdre totalement sa matérialité (le fantôme, au moins a une forme) à devenir « plus ombre cent fois que l’ombre » de sa Dame de cour afin de se fondre, et de con-fondre avec elle et en elle. Désormais, il sait que sa vie lui est attachée, il sait qu’il ne peut la quitter : le futur de certitude, couplé au présent duratif de la fin du poème montrent que l’ombre de Desnos « se promène  et se promènera » désormais, et jusqu’à son dernier souffle, au côté de son ombre à elle. L’infinitude de son amour, exprimée par la métaphore du « cadran solaire de [l]a vie » de la femme aimée est le seul moyen qu’a trouvé Desnos de ne pas vivre son amour au quotidien, mais en même temps de ne pas le perdre. L’illusion a gagné. Et c’est bien « allégrement » que le poète peut clore son texte. Sans regret aucun.

 

L’on voit bien que ce poème en prose de Desnos est l’occasion pour l’auteur de tenter de concilier l’impossible, le rêve et le réel. La dissociation douloureuse entre l’amour fantasmé pour la femme idéal et l’impossible réunion de leur cœur et de leur corps dans le monde concret et sans doute prosaïque dans lequel nous vivons ne laisse pourtant pas le poète sans ressource : l’écriture, sait en effet prolonger le rêve, sait crée un corps, sait évoquer sa présence. Mais surtout, c’est en acceptant de se fondre dans le domaine de l’abstrait, c’est en acceptant de devenir lui-même une ombre, qu’il accède à l’absolu de son amour. Le lecteur, témoin de ce sentiment pur, ne peut que se sentir heureux pour le poète qui a su trouver un point d’équilibre dans la tension qu’il connaissait. Toutefois il saura mesure aussi, dans le non-dit et l’implicite, la souffrance d’un homme qui préfère rêver sa vie que la vivre. « J’ai tant rêvé de toi » est, à ce titre, plus une plainte qu’une réelle victoire.

 

Date de dernière mise à jour : 31/07/2021

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