Marivaux, Les Acteurs de bonne foi, Scène 1. Une scène d'exposition informative et apéritive

 

 

 

Première partie de l'entretien : Marivaux, Les acteurs de bonne foi

Marivaux, Les Acteurs de bonne foi, Scène 1

ACTEURS:

MADAME ARGANTE, mère d'Angélique.

MADAME AMELIN, tante d'Éraste.

ARAMINTE, amie commune.

ÉRASTE, neveu de Madame Amelin, amant d'Angélique.

ANGÉLIQUE, fille de Madame Argante.

MERLIN, valet de chambre d'Éraste, amant de Lisette.

LISETTE, suivante d'Angélique.

BLAISE, fils du fermier de Madame Argante, amant de Colette.

COLETTE, fille du jardinier.

UN NOTAIRE de village

La scène est dans une maison de campagne de Madame Argante.

Introduction :

Marivaux, auteur incompris du XVIIIème siècle est surtout connu pour ses pièces qui traitent de "la métaphysique du cœur", ce qu'on a appelé le marivaudage. Il dit avoir "guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer", et chacune de ses comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ses niches. Parmi elles, les Acteurs de bonne foi (1748), dont nous étudierons ici la scène 1.

D’autre part, la scène d’exposition joue un rôle capital au théâtre : elle doit informer le spectateur et le lecteur, leur présenter les personnages et le cadre de l’action, mais elle doit aussi, et surtout les séduire…

Problématique : En quoi cette scène remplit-elle de façon originale les fonctions d’une scène d’exposition ?

Lecture du texte:

scène première,

ÉRASTE, MERLIN

MERLIN

Oui, Monsieur, tout sera prêt, vous n'avez qu'à me faire mettre la salle en état ; à trois heures après midi, je vous garantis que je vous donnerai la comédie.

ÉRASTE

Tu feras grand plaisir à Madame Amelin, qui s'y attend avec impatience ; et, de mon côté, je suis ravi de lui procurer ce petit divertissement : je lui dois bien des attentions ; tu vois ce qu'elle fait pour moi ; je ne suis que son neveu, et elle me donne tout son bien pour me marier avec Angélique que j'aime. Pourrait-elle me traiter mieux, quand je serais son fils ?

MERLIN

Allons, il en faut convenir, c'est la meilleure tante du monde, et vous avez raison ; il n'y aurait pas plus de profit à l'avoir pour mère.

ÉRASTE

Mais, dis-moi, cette comédie dont tu nous régales, est-elle divertissante ? Tu as de l'esprit ; mais en as-tu assez pour avoir fait quelque chose de passable ?

MERLIN

Du passable, Monsieur ? Non, il n'est pas de mon ressort ; les génies comme le mien ne connaissent pas le médiocre ; tout ce qu'ils font est charmant ou détestable ; j'excelle ou je tombe, il n'y a jamais de milieu.

ÉRASTE

Ton génie me fait trembler.

MERLIN

Vous craignez que je ne tombe ? mais rassurez-vous. Avez-vous jamais acheté le recueil des chansons du Pont-Neuf ? Tout ce que vous y trouverez de beau est de moi. Il y en a surtout une demi-douzaine d'anacréontiques, qui sont d'un goût...

ÉRASTE

D'anacréontiques ! Oh ! Puisque tu connais ce mot-là, tu es habile, et je ne me méfie plus de toi. Mais prends garde que Madame Argante ne sache notre projet ; Madame Amelin veut la surprendre.

MERLIN

Lisette, qui est des nôtres, a sans doute gardé le secret. Mademoiselle Angélique, votre future, n'aura rien dit. De votre côté, vous vous êtes tu. J'ai été discret. Mes acteurs sont payés pour se taire ; et nous surprendrons, Monsieur, nous surprendrons.

ÉRASTE

Et qui sont tes acteurs ?

MERLIN

Moi d'abord ; je me nomme le premier pour vous inspirer de la confiance ; ensuite, Lisette, femme de chambre de Mademoiselle Angélique, et suivante originale ; Blaise, fils du fermier de Madame Argante ; Colette, amante dudit fils du fermier, et fille du jardinier.

ÉRASTE

Cela promet de quoi rire.

MERLIN

Et cela tiendra parole ; j'y ai mis bon ordre. Si vous saviez le coup d'art qu'il y a dans ma pièce !

ÉRASTE

Dis-moi donc ce que c'est.

MERLIN

Nous jouerons à l'impromptu, Monsieur, à l'impromptu.

ÉRASTE

Que veux-tu dire : à l'impromptu ?

MERLIN

Oui. Je n'ai fourni que ce que nous autres beaux esprits appelons le canevas ; la simple nature fournira les dialogues, et cette nature-là sera bouffonne.

ÉRASTE

La plaisante espèce de comédie ! Elle pourra pourtant nous amuser.

MERLIN

Vous verrez, vous verrez. J'oublie encore à vous dire une finesse de ma pièce ; c'est que Colette doit faire mon amoureuse, et moi qui doit faire son amant. Nous sommes convenus tous deux de voir un peu la mine que feront Lisette et Blaise, à toutes les tendresses naïves que nous prétendons nous faire ; et le tout, pour éprouver s'ils n'en seront pas un peu alarmés et jaloux ; car vous savez que Blaise doit épouser Colette, et que l'amour nous destine, Lisette et moi, l'un à l'autre. Mais, Lisette, Blaise et Colette vont venir ici pour essayer leurs scènes ; ce sont les principaux acteurs. J'ai voulu voir comment ils s'y prendront ; laissez-moi les écouter et les instruire, et retirez-vous : les voilà qui entrent.

ÉRASTE

Adieu ; fais-nous rire, on ne t'en demande pas d'avantage.

Annonce axes

I) Une scène d’exposition informative

1) Les principaux personnages de la Comédie de Marivaux et leurs liens

- 1ère réplique (Merlin) : « monsieur » → notion de respect, instaure une hiérarchie entre les personnages présents (de + les costumes des personnages peut fournir l’information dès le levé de rideau)

- 2ème réplique (Éraste) :

« Tu » : maître à son serviteur

« Madame Hamelin » = nouveau perso, importante (« madame »)

« s’y attend » : elle est au courant de la comédie (⇒ 3personnes pour l’instant)

« avec impatience » = information sur son caractère (impatiente ? capricieuse ?)

« Je suis ravi » + « Je lui dois bien » + « Tu vois ce qu’elle fait pour moi » → redevable… de quoi ? + loin : « elle me donne tout son bien » = elle le fait héritier de sa fortune

« je ne suis que son neveu » = info lien entre Éraste et Mme Hamelin

- « Pour me marier » [mariage déjà prévu] « avec Angélique que j’aime » = nouveau perso : amante d’Éraste confirmé réplique 9 par « votre future »

- 3ème réplique (Merlin) : « c’est la meilleure de toutes les tantes du monde » emphase, et vision méliorative de Mme Hamelin donnée aux spectateurs

- « vous avez raison » : valet recherche à être en accord avec son maître

- 8ème réplique (Éraste) : « Mais » [→ rupture avec propos précédents]

« prends garde » [→ avertissement !] « que Mme Argante ne sache » ⇒ annonce pb, futur élément pertubateur + apparition nveau perso qui n’est pas au courant !

« Mme Hamelin veut la surprendre » : vb de volonté montre qu’elle décide, = autorité = metteur en scène !

- 9ème réplique (Merlin) : « Lisette qui est des nôtre » nouveau perso, dans la confidence s’oppose à « Mademoiselle angélique » dans la position sociale (suivante/maitresse)

- 11ème réplique (Merlin) : cette réplique est comme la liste des personnages et les liens qui les unissent au début d’une pièce de théâtre écrite.

- 19ème réplique (Merlin) : « Blaise doit épouser Colette » par opposition à « l’amour nous destine, Lisette et moi » (liens différents entre les perso)

2) Le dévoilement des informations

• Le rôle de Merlin

- Ouvre la pièce, montre l’importance du perso

- 1ère réplique (Merlin) : « Oui monsieur » → discussion en cours, in medias res, permet de rentrer dans le vif du sujet directement + « je vous garanti » → contrat déjà passé, réaffirmé + « rassurez-vous » réplique 7 + 12ème réplique (Éraste) : « Cela promet » → rejoint l’idée de contrat du début = « tiendra parole » (réplique 13)

- « à 3h après-midi » : l’action se déroule avant cette heure ci de la journée} c’est lui qui pose le cadre.

- 3ème réplique (Merlin) : « Allons il faut en convenir » : réponds à une question d’Éraste comme s’il savait mieux que lui → rôle de metteur en scène qui maitrise les intrigues et tire les ficelles

- Rôle de metteur en scène réaffirmé réplique 11 lorsqu’il fait la liste des personnages

- Merlin annonce la plupart des informations

• Le rôle d’Éraste

- 2ème réplique (Éraste) : questionne Merlin comme s’il en savait moins que lui.

- 4ème réplique : de même, il questionne à propos de la pièce →mise en place de son rôle de spectateur dans la pièce ; + ses questions sont utiles pour que les réponses de Merlin viennent informer les spectateurs. Tout comme nous avec la pièce à laquelle on assiste, il ne sait pas à quoi s’attendre à propos de la pièce de Merlin

- De même en réplique 10 : « qui sont tes acteurs »

- Réplique 14 : invitation à révélation d’une partie de l’intrigue et question réplique 16 sert à expliquer au public

On remarque alors que le jeu de question-réponse entre Éraste et Merlin a un but d’information. Ici la hiérarchie maître/valet est en fait une relation de spectateurs à metteur en scène, qui donne les informations qu’il veut face aux attentes du public. Cette relation particulière est créatrice d’un aspect comique.

II) Une scène d’exposition apéritive…

1) …qui annonce une pièce comique et originale

- La hiérarchie inversée du maitre/valet tout d’abord créé un effet comique non négligeable : le valet, pourtant inférieur en sait + que son maître.

Ce bouleversement est visible à la réplique 19, oùMerlin se permet de donner un ordre à son maître (qui lui obéit) : « laissez-moi […] et retirez-vous »

De plus, On peut remarquer que la longueur des répliques de Merlin s’allongent au fur et à mesure de la pièce, tandis que celles d’Éraste diminuent jusqu’au rapport final de la mini-tirade pour Merlin et de la simple ligne pour Éraste. Cette évolution montre la prise d’importance des personnages au cours de la scène, et par extension, au long de la pièce.

- La pièce est originale en ce sens que les comédies se basent habituellement sur les péripéties d’amant dont le mariage n’est pas cautionné. Ici, le mariage est entendu, car Mme Hamelin dote Éraste « pour me marier avec Angélique que j’aime » (rep 2). De +, les mariages d’amour sont rares à l’époque.

- Le comique de caractère de Merlin couvre toute la scène :

Valet prends des aises face à son maître, il s’offusque : « du passable Mr ? non » (réplique 5)

Il se vante à de nombreuses reprises : « génie », « charmant », « j’excelle » (réplique 5) ; il se met en avant à la moindre occasion : « Moi d’abord » (réplique 11) ; « coup d’art dans ma pièce » (réplique 13) ; « nous autres les beaux esprits » réplique 17 ; « une finesse », « ma pièce » rep 19. En + de se vanter, il fait l’éloge de sa pièce, pour nous donner envie.

- Dans la même idée d’appât pour le spectateur, il commence par calmer l’impatience des spectateur€s (et du spectateur Éraste par « vous verrez, vous verrez » rép 19, puis annonce pour exciter le public que sa pièce sera grandiose, et dévoile une partie de l’intrigue (vb au futur « nous prétendrons »)

- Éraste remarque l’orgueil de Merlin, et s’en joue : ironiquement « ton génie me fait trembler » = réplique 6

+ lorsque Merlin évoque les « anacréontiques » (poèmes qui célèbrent le vin et l’amour), en réponse à la moquerie d’Éraste, et le pont-neuf, pour prouver sa culture et donner l’impression d’être savant. Il juge sa propre qualité artistique une fois de + avec « qui sont d’un goût ! ».

Le personnage s’auto-satisfait : « tout ce que vous y trouverez de beau est de moi »

Éraste continue à jouer le jeu « D’anacréontiques ! Oh ! » (marque surprise)

« tu es habile, je ne me méfie plus de toi » → ironique ?

- Le champ lexical du théâtre nous renvoie aussi à la notion de comédie : « bouffonne » réplique 17 ; « donner la comédie » rep 1 (merlin) nuancé par « petit divertissement », réplique 2 (Éraste)

- « mes acteurs sont payés » [importance de l’argent au théâtre] « pour se taire » [!!!] paradoxe acteurs/se taire, renvoie à l’antithèse du titre « acteurs de bonne foi », car les acteurs jouent un rôle et ne st donc pas de bonne foi.

2) Les intrigues ébauchées

• La mise en abîme

- lexique comédie rentre dans celui + large du théâtre : « la salle » rep1, « acteurs » rep 9 (par ex), « ma pièce » rep13, « le canevas » rep 17 (pas expliqué car connu grâce aux comédiens italiens) et « à l’impromptu » renvoie au personnage de l’impromptu dans la comedia dell’arte.

- Le valet metteur en scène et, à la réplique 19, l’anticipation ou résumé du canevas nous permettent de prévoir une mise en abîme.

- « nous prétendrons » évoque une fiction donc théâtre ici → théâtre dans théâtre… etc

- (Une autre intrigue dévoilée est le problème que va poser Mme Argante suite à la comédie préparée : Vocabulaire du secret et de la surprise « se taire » rép 9 ; « ne sache » et « la surprendre » réplique 8.)

• Les objectifs de Merlin : le marivaudage

- annonce des liens Lisette-Merlin et Colette-Blaise + « nous prétendrons » « pour éprouver » réplique 19 ⇒ marivaudage : faire passer des épreuves pour éprouver les sentiments

3) Les fonctions du théâtre d’après Merlin

- Une des fonctions du théâtre selon Merlin est donc le marivaudage, pousser les personnes à montrer leur sentiments

- 18ème réplique : « plaisante » + « comédie » : rôle de la comédie = plaire : « nous amuser »

- 20ème réplique : « fais nous-rire, on ne t’en demande pas davantage ». Dernière réplique conclut sur fonction principale (et unique) de la comédie.

- « mes acteurs sont payés » : lien théâtre/argent.

- Le rôle du théâtre selon Merlin est donc de faire rire, distraire et éprouver les sentiments ; tester la vérité par la fiction, ou prêcher le faux pour savoir le vrai.

Conclusion : Cette 1ère scène remplit donc les fonctions classiques d’une scène d’exposition, à savoir informer le public ou le lecteur de la situation initiale, des liens entres les personnages présents, donner le ton de la pièce, et ébaucher l’intrigue. Ici, la scène est particulièrement apéritive dans le sens où elle laisse présager une pièce comique et originale de par la mise en abîme. En effet, le résultat reste très imprévisible, puisque si blaise et Lisette réagissent à la provocation de Merlin, la pièce tombe à l’eau, s’ils ne réagissent pas, les mariages seront voués à l’échec. De plus, cette intrigue est emboitée dans une autre, que l’on ne nous laisse que trop peu deviner.

Le nom de Merlin, contrairement au nom des autres personnages n’est pas très courant dans les comédies de Marivaux. Il montre le côté enchanteur, de celui qui trompe et fait illusion, tout comme le magicien Alcandre trompe le père grâce au même procédé de mise en abîme, dans l’Illusion comique, de Corneille, parut un siècle plus tôt.

Pour aller plus loin 

Date de dernière mise à jour : 26/07/2021

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