•Peut-on dire de Don Juan qu'il est un homme libre? Dissertation, analyse et problématisation

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Peut-on dire de Dom Juan qu’il est un homme libre ?

 

 

Introduction


Amener le sujet :
En proposant sa propre version du personnage de Dom Juan en 1665, Molière décide de mettre en scène un libertin de mœurs et d’esprit châtié in extremis pour son inconduite impénitente au regard de la morale chrétienne à laquelle se conformait et sur laquelle reposait l’ensemble de la société. Ce qui caractérise Dom Juan, c’est donc l’usage débridé qu’il fait de sa liberté individuelle, qu’il considère comme absolue. Citer le sujet Peut-on néanmoins dire de Dom Juan qu’il est un homme libre ?
Analyser et problématiser le sujet Ou plus exactement, peut-on considérer le personnage de Dom Juan comme un modèle d’homme libre ? Sa liberté est-elle vraiment sans limites ? Annoncer le plan Pour répondre à ces questions, nous verrons, dans un premier temps, comment, dans la pièce de Molière, la liberté revendiquée par Dom Juan semble effectivement ne pas connaître de bornes. Puis, dans un deuxième temps, nous montrerons en quoi une lecture plus attentive permet de déceler les contraintes qui, malgré lui, s’imposent au personnage. Enfin, nous étudierons les liens qui unissent Molière à son personnage et à sa pièce en nous demandant en quoi le statut d’homme libre de Dom Juan est révélateur de la liberté du dramaturge.

I. Dom Juan, archétype de l’homme libre.

Transition : Dès sa première apparition sur scène, Dom Juan proclame qu’ « il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de (ses) désirs » : il se présente donc lui-même comme celui dont aucune force ne peut limiter le bon vouloir. En cela, ce personnage peut prétendre au statut d’archétype de l’homme libre, dont les actes ne sont jugulés par aucune contrainte, ni extérieure, ni intérieure.
1. l’absence de contraintes extérieures
a. liberté d’existence • Dom Juan est un « grand seigneur » (Saganarelle, I,1), un « homme de cour » (Elvire, I, 3), un « Môsieu(x) » (Charlotte, II, 2), un homme de « valeur » reconnu comme tel par ses pairs (Dom Carlos, III, 3). Son statut de noble le dispense de l’obligation de travailler. Il vit de ses rentes et des emprunts que des bourgeois fortunés (Monsieur Dimanche, IV, 3)) lui octroient sans autres garanties que sa qualité présumée d’ « homme d’honneur » • Cette liberté financière et cette supériorité sociale sur le reste des hommes lui permettent une liberté d’action et de mouvement quasi-absolue : Dom Juan va où bon lui semble, quand bon lui semble, suivant ce que lui dicte son « cœur » qui est « le plus grand coureur du monde ». La métaphore est à entendre aussi au sens propre « il se plaît à se promener de liens en liens et n’aime guère à rester en place » (Sganarelle à DJ, I, 2). DJ passe ainsi du palais de l’acte I à sa demeure en ville de l’acte IV, il peut organiser une expédition pour enlever une « jeune fiancée » entre les actes I et II, ou revenir à Séville malgré la mort du Commandeur car ses appuis lui ont permis d’obtenir « (sa) grâce dans cette affaire » (I, 2)
b. refus des contraintes sociales • DJ se targue de ne respecter aucun type de contrat, qu’il soit explicite ou tacite. Ainsi il ne respecte ni « les saints nœuds du mariage qui le tiennent engagé » (« j’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres », I,2), ni ses engagements financiers (« j’ai le secret de (…) renvoyer (mes créanciers) satisfaits sans leur donner un double » IV, 2, le dénouement nous apprend qu’il ne règle pas «(ses) gages » à Sg)), ni le code de l’honneur inhérent à la noblesse ( « Un homme de sa qualité ferait une action aussi lâche ! s’étonne ingénument Gusman dès la scène d’exposition, à quoi Sganarelle, ironiquement, lui rétorque : « Eh oui, sa qualité ! La raison en est belle, et c’est par là qu’il s’empêcherait des choses ! »)
2. l’absence de contraintes intérieures
a. égoïsme forcené • Dès son apparition sur scène, DJ n’hésite pas à se comparer aux « grands conquérants », à cette différence près que les objets de sa concupiscence ne sont pas des territoires, mais des êtres humains : il réifie tous ceux qui l’entourent, qui deviennent dans sa logique soit des objets à s’approprier (les femmes), soit des moyens pour atteindre son but (ses serviteurs) soit des obstacles à balayer (les hommes). • Il s’octroie donc un statut qui le distingue du reste des hommes et le dispense des obligations qui viendraient entraver le mode de vie hédoniste qu’il a choisi et dont il revendique la légitimité (« Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j’ai raison d’en user de la sorte ? » demande-t-il à Sg en I,2, attendant son approbation) : aucun sentiment naturel ne peut le « résoudre à borner (ses) souhaits », ni reconnaissance (Pierrot qui lui a sauvé la vie), ni respect de la parole donnée (Done Elvire, Mathurine, Don Carlos), ni compassion à la souffrance d’autrui (le Pauvre, Done Elvire), ni piété filiale (Don Louis)
b. refus du catholicisme DJ réfute toute croyance communément admise et donc a fortiori toute contrainte morale qui y serait liée (il « traite de billevesées tout ce que nous (= l’ensemble de la société) croyons » affirme Sg en I, 1).
c. affirmation de son matérialisme athée Sa profession de foi se résume à croire ce qu’il voit (« Je crois que deux et deux sont quatre, et quatre et quatre sont huit », III, 1). Cette affirmation de son libertinage d’esprit est la marque la plus évidente de son indépendance d’esprit par rapport à la société dans laquelle il évolue, mais aussi le moyen le plus commode de se soustraire aux obligations naturelles et surnaturelles et de couper court à toute remontrance : malgré ses velléités à ramener son maître à des sentiments plus humains, Sg ne peut toucher DJ car ils ne parlent pas le même langage. Ses raisonnements finissent toujours « le nez cassé ».

II. Dom Juan sous liberté conditionnelle.

Transition : Ainsi, DJ s’est choisi un système de pensée qui le libère définitivement de toutes les contraintes inhérentes à la vie en société sous l’Ancien Régime : ce personnage a donc pu apparaître dans le contexte qui l’a vu naître comme un modèle de liberté absolue. Cependant, en tant qu’ « animal social », cette liberté absolue ne peut exister pour l’homme : même l’ermite, qui vit retiré du monde et a renoncé à tout lien avec ses semblables, dépend en partie de leur aumône pour assurer sa subsistance. Comment dès lors celle de DJ, tout « grand seigneur » qu’il soit, pourrait-elle être plus grande, puisque son mode de vie exige le commerce avec les autres qu’il désire s’assujettir ? Elle est de fait conditionnée, tant du point de vue matériel que spirituel, par son rapport à autrui.
1. Les contraintes matérielles et sociales • le mode de vie de DJ, on l’a vu, semble ne dépendre d’aucune autre contrainte que « l’impétuosité de ses désirs ». Cependant ses multiples déplacements dépendent moins de sa volonté que d’une nécessité de fuir : avant le lever du rideau, fuir Séville où il a tué le commandeur, puis fuir Done Elvire (« puisqu’enfin il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir », I, 3), fuir les frères d’Elvire (« une affaire pressante m’oblige de partir d’ici » II, 5)… • de même, le refus de l’engagement matrimonial passe paradoxalement, morale chrétienne régissant la société oblige, par la multiplication des engagements (« vous voir tous les mois vous marier comme vous faites » constate Sg en I, 2) : DJ ne peux rien obtenir des femmes qu’il convoite sans se plier aux règles de la société. Même une paysanne inculte comme Charlotte le lui rappelle : elle a beau être éblouie par la prestance de DJ, elle « aimerai(t) mieux (se) voir morte, que de (se) voir déshonorée » • enfin, l’indépendance financière dont il semble jouir n’est qu’un leurre : il est obligé de contracter des dettes (auprès de M. Dimanche) pour soutenir son train de vie et de ménager son père (d’où la comédie intéressée de la conversion : une « pure politique, un stratagème utile, une grimace nécessaire où je veux me contraindre, pour ménager un père dont j’ai besoin ») • Au fil de la pièce, l’étau se resserre autour de DJ, et les champs lexicaux du danger et de la contrainte apparaissent dans ses dernières tirades (V, 2). L’impunité nécessaire à sa liberté ne semble plus si assurée, et cette situation nouvelle oblige DJ à revêtir le masque de l’hypocrisie malgré lui : il est « bien aise » d’avoir en Sg « un témoin du fond de son âme ».
2. l’imposture spirituelle • Si sa liberté d’être libertin de corps est mise à mal à l’approche du dénouement, sa liberté de penser n’est pas aussi évidente qu’il veut bien l’affirmer : ses déclarations d’athéisme ne sont jamais spontanées, mais provoquées par Sg, ou l’irruption du surnaturel (spectre, statue), et n’interviennent que quand l’auditeur est considéré socialement comme quantité négligeable (un valet, un pauvre) : sous-jacente plane la menace de l’Inquisition et la parole d’êtres socialement insignifiants ne peut être retenue contre un grand d’Espagne. • De plus, la déclaration de matérialisme athée de DJ est contredite par son comportement face au surnaturel : il voit le signe de la statue, comme le spectre et constate pourtant : « si le Ciel donne un avis, il faut qu’il parle plus clairement, s’il veut que je l’entende ». Immédiatement l’avertissement sonore succède au visuel, mais une fois encore DJ refuse de suivre la règle qu’il s’est lui-même fixée : ne croire que ce qu’il peut constater « non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir » (V, 5) • Loin d’être libre, DJ est donc prisonnier de ses passions et de son aveuglement volontaire (Sg l’avait constaté, avec son bon sens populaire dès la fin de l’acte III : « Voilà de mes esprits forts, qui ne veulent rien croire »). Son châtiment est donc inéluctable. Il intervient sous la forme d’un Deus ex machina, néanmoins il était déjà humainement amorcé : Don Carlos ne s’était pas laissé prendre, lui, à la posture hypocrite du converti (V, 3).

III. Dom Juan, symbole de liberté.

Transition : Laisser le soin du châtiment de l’impie aux hommes aurait néanmoins diminué la portée exemplaire de la chute du personnage tel qu’il a été conçu aux sources où Molière a puisé son inspiration. Le caractère exacerbé et protéiforme de sa liberté n’a de sens qu’en tant que contre-exemple de la véritable liberté, celle de faire le bien, telle que la concevait son créateur, un moine-dramaturge. En se saisissant de cette histoire et en lui donnant une dimension mythique, Molière lui a donné un caractère nouveau, sulfureux, propre à affirmer sa propre liberté d’esquiver la censure de la critique comme de la morale.
1. l’affranchissement par rapport aux règles du théâtre classique • choix d’une « pièce à machines » et d’une esthétique baroque décalée par rapport à l’époque, classique • non respect des règles : ni unité, ni vraisemblance
2. le contournement de la censure • « réplique » de Molière par rapport à la censure du Tartuffe : insertion novatrice du motif de l’hypocrisie qui contient une charge beaucoup plus violente contre la société de son temps que la pièce éponyme (tirade de l’hypocrisie, V, 2) • utilisation cryptée du motif de la satire de la médecine, motif pourtant présent dans bien d’autres pièces, mais ici croisement avec champ lexical de la religion très provocateur. Molière « philosophe contrebandier » (Brighelli)
3. l’ambiguïté de la version de Molière • les contemporains du dramaturge ne s’y sont pas trompés, et un parfum de scandale a immédiatement entouré la pièce, que la prudence a fait retirer de l’affiche au bout de 15 jours et a empêché de publier du vivant de l’auteur. Malgré le châtiment final, qui était partie intégrante de la trame, le message délivré par la pièce n’est pas clair. Le personnage de DJ est trop flamboyant, et la défense de la morale et de la religion est trop faiblement assurée par Sg pour que le sens axiologique ne soit pas brouillé. Les metteurs en scène contemporains ne s’y sont eux non plus pas trompés, Mesguich et Delcampe en tête, en faisant du cri final de DJ une apothéose de jouissance plutôt qu’une exclamation de douleur. Ce qui ressort finalement, n’est-ce pas le triomphe de la libre-pensée qui s’affirme envers et contre tout, malgré le fatras des machines dont on sait bien qu’il n’est qu’illusion : une supercherie théâtrale ?

Conclusion
Récapituler le raisonnement Ainsi, si la version de Molière est celle qui a fait entrer Dom Juan dans le mythe et lui a assuré la nombreuse postérité littéraire qu’on connaît, n’est-ce pas parce que le dramaturge a fait de son personnage non seulement un symbole efficace de sa liberté créatrice, mais aussi une préfigure subversive d’une conception nouvelle de la liberté telle que les hommes des siècles à venir allaient la revendiquer ? Ouvrir le sujet Cependant, Dom Juan, de nos jours, n’est plus qu’un séducteur, et ne reste qu’anecdotiquement un modèle d’homme libre et révolté. La société toute entière s’étant « donjuanisée », ce personnage a-t-il encore quelque chose à nous dire? Comme le soulignait déjà Gregorio Marañón au début du Xxème siècle, « si l'amour ne connaît plus d'obstacles moraux ni sociaux ; si la passion de désirer et de posséder n'est plus jamais un péché [...], si les choses aujourd'hui en sont là, que vient faire Don Juan parmi nous ? »


 

Pour aller plus loin 

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