Dossier Catherine de Navarre

 

 

Présentation de l'heptaméron, Catherine de Navarre

Avant propos :

L’Heptaméron est un recueil inachevé de 72 nouvelles écrites par Marguerite de Navarre. L'ouvrage tire son titre du fait que le récit se déroule sur sept journées, la huitième étant incomplète.

L'œuvre de Marguerite de Navarre pose d’emblée des questions : la première concerne la date de sa composition. Œuvre de jeunesse commencée en 1516 ou œuvre tardive qui serait postérieure à 1545 ? Les réponses selon les critiques divergent considérablement. Nicole Cazauran montre l’enjeu qui en découle : « On aimerait plus encore savoir si cette œuvre complexe résulte d’une lente élaboration et de multiples reprises au cours de toute une vie, ou si elle fut composée en peu d’années, avec une claire conscience du dessin de l’ensemble »[1].

Ainsi, la datation de l’Heptaméron est difficile à établir. Bien qu’il existe des traductions du Décaméron de Boccace (qui est le modèle italien pour le texte de Marguerite) en français dès le quinzième siècle, Lucien Febvre insiste sur le fait que c'est la traduction d`Antoine Le Maçon de 1540-1542 qui a inspiré Marguerite de Navarre[2]. Les références à des événements réels dans plusieurs des nouvelles nous permettent de préciser leurs dates de rédaction. Par exemple, la soixante-sixième nouvelle, racontée par Ennasuite, met en scène le mariage de la fille de Marguerite, Jeanne d’Albret, et Antoine de Bourbon, qui se marièrent en 1548. Dans la soixante-septième nouvelle, l’expédition au Canada racontée par Simontaut a un fondement vérifié – l’expédition du capitaine La Roque de Roberval en 1542[3]. Ces deux exemples indiquent que Marguerite de Navarre travaillait sur son livre dans les dernières années de sa vie.

Ensuite l’absence de manuscrit autographe et d’édition publiée du vivant de l’auteur rend particulièrement difficile l’établissement précis d’un texte. Doit-on parler d’un Heptaméron des nouvelles comme le propose Claude Gruget, son second éditeur (1559), ou bien se fier aux paroles de Parlamente dans le Prologue, où elle rappelle les Cent nouvelles de Boccace et propose à la compagnie d’atteindre en dix jours la centaine. Les deux premières éditions de Pierre Boaistuau (1558) et Claude Gruget (1559) sont peu fiables : ajouts, réorganisation, censure de propos jugés trop hardis. Comment est-il possible, dans ce contexte difficile, de se risquer à un examen minutieux de la version originale ? Un autre débat épineux est celui qu’inspire l’apparition de l’œuvre. En 1559, Jeanne d’Albret, fille de Marguerite, vient à Paris et voit le succès de l’œuvre de sa mère. La préface de Boaistuau parle du recueil comme ouvrage anonyme. Dans la préface, qui est dédiée à Marguerite de Bourbon, son éditeur écrit qu’il avait corrigé le manuscrit. Jeanne est furieuse et embauche tout de suite Claude Gruget pour faire une édition authentique[4]. Les liens entre les branches des familles royales et la réception de l’œuvre compliquent ainsi une histoire déjà fort difficile à saisir.

Décaméron et Heptaméron

En ce qui concerne les sources, enfin, les questions restent ouvertes. Les notes de Le Roux de Lincy, souvent reproduites dans les éditions modernes, ont souvent induit les lecteurs en erreur : le modèle des dix journées du Décaméron de Boccace a été remis en question par Pierre Jourda[5]. Marguerite s’inspire autant sinon plus des Cent Nouvelles nouvelles que du Décaméron et le seul conte où l’emprunt est visible concerne une retranscription de la Châtelaine de Vergy (nouvelle 70).

En revanche, comme dans l’ouvrage de Boccace, les nouvelles s’inscrivent dans un cadre. Dix voyageurs sont réunis dans une abbaye de Cauterets, alors qu’un violent orage a coupé toute communication. Avant de quitter l’abbaye il faut attendre qu’un pont soit construit, c’est-à-dire dix ou douze jours (L’Heptaméron - Prologue). En cela, le recueil de Marguerite se rapproche des modèles de Boccace et de Philippe de Vigneulles. Puisque la reine mourut avant d’achever son œuvre, le nombre de jours est réduit à sept, ce qui rappelle les sept jours de création dans la mythologie judéo-chrétienne. D’un modèle laïque l’on serait passé à un modèle chrétien, voire évangéliste. De la même façon, Marguerite mêle aux histoires profanes des leçons tirées de l’évangélisme français. Notamment, Oisille, dans le Prologue, conseille la lecture de la Bible comme un exercice qui empêcherait « l’ennui » de la compagnie :

« Mes enfans, vous me demandez une chose que je trouve fort difficile, de vous enseigner un passe temps qui vous puisse delivrer de vos ennuyctz; car, aiant chergé le remede toute ma vye, n'en ay jamais trouvé que ung, qui est la lecture des sainctes lettres en laquelle se trouve la vraie et parfaicte joie de l'esprit, dont procede le repos et la santé du corps. » (L’Heptaméron - Prologue)

Les participants de ces journées commenceront donc chaque jour en écoutant une leçon spirituelle d’Oisille. La forme même du recueil est ainsi décidée par trois des devisants, ce qui relève d’une égalité unique chez les personnages : « La règle du jeu implique l’oubli des hiérarchies et l’affrontement des rivaux à armes égales »[6]. Pour passer le temps, cette société écoute des histoires dans des registres divers. La réussite de cet ouvrage tient au fait qu’il privilégie aussi la conversation, car chaque nouvelle est suivie des commentaires tenus par l’ensemble des auditeurs.

Les devisants

Parmi les dix devisants qui racontent les nouvelles, se trouvent cinq femmes : Parlamente, Oisille, Longarine, Ennasuite et Nomerfide, et cinq hommes : Hircan, Géburon, Simontaut, Dagoucin et Saffredent.

Dans la composition du groupe Marguerite se distingue de son modèle, qui met en scène sept femmes et trois hommes dans son Décaméron.

C’est surtout le rôle des devisants qui distingue l’œuvre de Marguerite d’autres recueils de nouvelles français du seizième siècle, comme l’indique Michel Jeanneret : « Au moment où Marguerite compose sa collection, la formule de l’alternance de récits et de dialogues est loin d’aller de soi. La tendance, en France, va plutôt dans le sens contraire : les Cent nouvelles nouvelles de Philippe de Vigneulles (entre 1505 et 1515), le Parangon de nouvelles honnnestes et delectables (1531), le Grand paragon des nouvelles nouvelles de Nicolas de Troyes (1536), de même que les Nouvelles recreations de des Periers (1558) juxtaposent les nouvelles, sans commentaires » [7].

L’identité des devisants a fait couler beaucoup d`encre. Certains critiques cherchent à y reconnaître des connaissances de Marguerite. Notamment, Lucien Febvre s`appuie sur « le motif sérieux » des anagrammes pour démontrer que Marguerite met en scène ses familiers. Selon ce système, Oisille est Louise de Savoie, la mère de Marguerite ; Hircan représente Henri d’Albret, mari de Marguerite, qui est donc elle-même représentée par la femme d’Hircan, Parlamente ; Longarine désigne Aimée Motier de la Fayette, veuve du seigneur de Longray (d’où Longarine) ; Simontault représente François de Bourdeilles, seigneur de Montauris (d’où Simontault) ; sa femme est donc la représentation narrative d`Anne de Vivonne, femme de Montauris ; Nomerfide désigne Françoise de Fiedmarcon, et son mari le mari de Nomerfide, Saffredent ; Géburon pourrait représenter Monsieur de Buyre (de Buyre l’on passe à Yebur et ensuite à Gebur (on) ) ; enfin, Dagoucin désigne Nicolas Dangus, dont « l’anagramme en tout cas semble clair : Nic. Dangu donne Dangucin »[8]. Dans ce système, seule l’identité de Parlamente et d’Oisille comme représentantes de Marguerite de Navarre et de Louise de Savoie est assez convaincante pour être reconnue par la plupart des critiques[9].

Analyse

L’amour est le sujet principal. Souvent les devisants racontent des histoires dont les personnages sont infidèles ou lubriques. Il s`agit de l`amour charnel, de la tromperie et de la malice. La Croix du Maine, dans le deuxième tome de ses Bibliothèques françoises, déclare qu’il n’arrive pas à croire que la reine de Navarre ait pu écrire des histoires si licencieuses : « Je ne sçai si ladite Princesse a composé ledit Livre, d’autant qu’il est plein de propos assez hardis, & de mots chatouilleux ».[1]

Les histoires grivoises de moines et de prêtres débauchés témoignent non seulement de l’anticléricalisme médiéval mais également de la pensée évangéliste de Marguerite.

Si Marguerite partage avec Boccace et Philipe de Vigneulles cette condamnation des abus au sein de l`église (voir, par exemple, la cinquième nouvelle, dans laquelle est raconté le sort de deux cordeliers qui voulaient violer une jeune batelière), elle est innovatrice dans l’inclusion du célèbre débat sur le parfait amant. Selon Philippe de Lajarte, c’est surtout la dix-neuvième nouvelle qui met en scène « la dialectique du parfait amour » (343) :

« J'appelle parfaictz amans, luy respondit Parlamente, ceulx qui cerchent, en ce qu'ilz aiment, quelque parfection, soit beaulté, bonté ou bonne grace; tousjours tendans à la vertu, et qui ont le cueur si hault et si honneste, qu'ilz ne veullent, pour mourir, mectre leur fin aux choses basses que l'honneur et la conscience repreuvent; car l'ame, qui n'est creée que pour retourner à son souverain bien, ne faict, tant qu'elle est dedans ce corps, que desirer d'y parvenir » (Parlamente dans la nouvelle 19).L'Heptaméron - La deuxiesme journée

Le débat du parfait amant est abordé ailleurs dans l’œuvre de Marguerite de Navarre, notamment dans sa dernière pièce de théâtre, « La comédie du parfait amant», qui fut achevée vers la toute fin de la vie de la reine[10]. Dans cette pièce, « [l]a fermeté constante n’est que l’exigence élémentaire de l’amour véritable : il exige bien plus, une dévotion totale à l’objet aimé, qui fait que l’amant s’oublie tout en lui. Thème platonicien : la reine restait fidèle à la philosophie qu’elle avait si puissamment contribué à acclimater en France dans la rhétorique d’amour. Elle n’avait pas oubliée les idées et la phraséologie qui étaient naguère de mode, vers 1542, au temps de la querelle de la Parfaite Amie »[11]?

L’Heptaméron, que Marguerite continua jusqu’à la fin de sa vie, témoigne également de ce courant platonicien en France. Dans les paroles de Parlamente, Philippe de Lajarte voit un rapport avec la doctrine néo-platonicienne de Marcel Ficin[12]. En effet, en 1546, ce fut un valet de chambre de Marguerite de Navarre, Symon Silvius, alias Jean de La Haye, qui traduisit le commentaire de Ficin sur le Banquet de Platon[13].

Les narrateurs masculins exposant les tours que font les femmes (nouvelles 30, 35) et les narratrices accusant les hommes de déloyauté, il est difficile de dégager exactement la pensée de l’auteur. Néanmoins, quelques thèmes semblent ressortir. Dans les débats entre les devisants, Oisille et Parlamente prennent souvent la parole pour faire une défense des femmes. Parlamente et Oisille sont également celles qui témoignent le plus de l’esprit évangéliste. À plusieurs reprises, elles corrigent les mauvaises interprétations des évangiles prononcées par les autres devisants.

Ainsi, on a pu parler de féminisme, de néo-platonisme, d’évangélisme. Ces dimensions existent, mais la polyphonie semble rendre difficile l’appréciation. Michel Jeanneret a écrit : « L’indécidabilité ne tient pas seulement à la diversité des devisants, elle est aussi inscrite dans la multiplicité des faits, l’immense variété des phénomènes. Une histoire ne convainc pas ? On en raconte une autre, puis une autre, et qui chacune illustre une vérité différente, si bien qu’au lieu de se compléter, les nouvelles divergent ou se contredisent. On interroge inlassablement l’amour, on tourne autour du même objet, afin de construire une vision globale, mais aucune vue cohérente ne se dégage ; les constantes sur lesquelles on comptait pour établir des lois font défaut. L’événement particulier qui devait trouver sa place dans un ordre apparaît finalement irréductible, ni typique ni imitable ; il tombe en dehors des catégories épistémologiques et morales : il est extra-ordinaire »[14].

----------------------------------------------------------------------------

Notes et références

Nicole Cazauran, L’Heptaméron de Marguerite de Navarre.

2.↑ Lucien Febvre, Amour sacré Amour profane : Autour de lHeptaméron

3.↑ Simone de Reyff, éditeure, L'Heptaméron 521

4.↑ Nancy Lyman Roelker, Queen of Navarre : Jeanne d’Albret 1528-1572, Cambridge, Harvard UP, 1968, p. 248.

5.↑ Pierre Jourda, Marguerite d'Angoulême : reine de Navarre (1492-1549) : une princesse de la Renaissance.

6.↑ Michel Jeanneret, Le Défi des signes, Paradigme, Orléans, 1994, p. 70.

7.↑ Michel Jeanneret, Le Défi des signes, p. 67

8.↑ Lucien Febvre, Autour de l’Heptaméron. Amour sacré, amour profane

9.↑ Voir, par exemple, Marcel Tetel, L’Heptaméron de Marguerite de Navarre : thèmes, langage et structure, Klinkcksieck, Paris, 1991, p. 11.

10.↑ V.L. Saulnier, éd., Théâtre profane, 326

11.↑ V.L. Saulnier, éd., Théâtre profane, 328-329

12.↑ « L’Heptaméron et le ficinisme : Rapports d’un texte et d’une idéologie, » 344

13.↑ Joanna et al, La France de la Renaissance : Histoire et dictionnaire, 971

14.↑ Michel Jeanneret, Le Défi des signes

 

 

A consulter :

 

Date de dernière mise à jour : 29/07/2021

Les commentaires sont clôturés