Stendhal le Rouge et le Noir, Le personnage de Julien Sorel
OBJET D’ÉTUDE : LE ROMAN
Le personnage de roman du XVIIe à nos jours
Construction du personnage à travers la variété des époques et des formes
Stendhal, Le Rouge et le noir, 1830.
Le personnage de Julien Sorel
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JULIEN SOREL ET HENRY BEYLE
Lorsque l'on étudie Le Rouge et le Noir, l’on a la tendance à associer tout de suite ce roman au nom de son protagoniste, Julien Sorel, devenu une des plus fascinantes figures de la littérature universelle, mais que l’on a peu comprise. La plus ancienne des controverses de la critique stendhalienne est de savoir dans quelle mesure Stendhal a voulu se peindre en ce personnage : il est évident que Julien, par certains côtés, n’est autre qu’Henri Beyle, « il est Stendhal luttant avec l'ange sombre de son enfance1, c'est Stendhal qui lutte contre Beyle. D’ailleurs, la base de l'édifice sur laquelle repose Le Rouge et le Noir n'est autre que la haine du père. On trouve la clé du roman dans ses premières pages:
« En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèce de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu'ils allaient porter à la scie.[...] il chercha vainement Julien à la place qu'il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l'aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l'une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l'action de tout le mécanisme, Julien lisait. Rien n'était plus antipathique au vieux Sorel; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même.
Dès le début du roman, Julien s'affirme comme appartenant à une autre race que celle de Sorel : c’est dans cette perspective qu’il va esquisser tout un trajet qui le conduit d'une façon inexorable vers la mort : il s'agit pour lui de mourir pour être qui il est véritablement. Ce que Julien cherche finalement, c’est moins parvenir, réussir, quoiqu’il en pense, que d’oublier son nom, d’où son parcours romanesque: précepteur séminariste, secrétaire, émissaire politique, lieutenant. Aussi, sa tentative d'initier une race nouvelle sera lourdement sanctionné par la société (sanction qui est en même temps son salut) : la mort le fait devenir ce qu'il doit être.
Les « migrations » successives de Julien s’opposent à l'autochtonie2 du père. Son usine est un espace fermé, elle représente, en miniature, un univers chtonien3 inquiétant. «Julien appartient à un autre règne: on dirait un oiseau parmi les lézards. Individualité ouranienne4, il promeut autour de lui un espace ouvert par en haut, ascensionnel. Dans l'usine où s'affairent ses deux aînés (« espèces de géants »), Julien constitue l'anomalie: occupation ouranienne d'un lieu chtonien. Le livre-en-main surdétermine l'image du perchoir: le Haut attire les signes.[...] Sous le regard du père, Julien est un apostat: lire est un parricide. »5
Comme Julien renie sa race, il renie tout un ordre social ; d'ailleurs, les héros stendhaliens seront définis comme « des asociaux, des marginaux, des êtres « à part » que la société a choisi de rejeter, non pour leurs crimes, mais pour la remise en cause de l'ordre social que leur conduite induit. »6. Entre père et fils il y a une relation conflictuelle : Sorel père hait Julien parce que celui-ci ne peut être un Sorel, Julien, à son tour, le hait parce que son père ne peut être qu'un Sorel. Il y a tout un monde du possible, de la différence et du désir qu'on lui refuse s'il reste le fils de Sorel.
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LE DÉSIR OU L’AFFIRMATION DE LA DIFFÉRENCE
Dans le roman, Julien apprend à désirer grâce à Mathilde. Le désir fonctionne toujours pour Stendhal comme un critère de distinction entre les hommes de valeur et le vulgaire. La capacité des héros stendhaliens à désirer selon leurs propres critères explique qu'ils soient perçus par la société comme « révolutionnaires »: en restaurant la possibilité d'un choix personnel, ils refusent de s'intégrer dans le système choisi par leurs contemporains et remettent en cause la hiérarchie - artificielle - des valeurs sociales.
Il y a une scène importante dans le roman qui nous fait comprendre les nuances de ce qu’est le désir pour Julien :
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Julien prenait haleine un instant à l'ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d'être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu'il brûlait d'atteindre au moral. L'air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre; mais Julien sentait que la haine qui venait de l'agiter, malgré la violence de ses mouvements, n'avait rien de personnel. S'il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l'eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. « Je l'ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an! un instant auparavant je m'étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches. |
Caspar David Friedrich,
Le Voyageur contemplant une mer de nuages, 1818.
Julien, debout, sur son grand rocher, que l’on peut rapprocher de la célèbre toile romantique de Friedrich