Liste EAF, série L, l'argumentation, le regard étranger porté sur les Européens
OBJET D’ÉTUDE : L’ARGUMENTATION
La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation du XVIe à nos jours
Groupement : le regard étranger porté sur les Européens
Document 1 -La Bruyère, Les Caractères, 74, 1696.
Document 2 – Montesquieu, Lettres persanes, 1721.
Document 3 – Voltaire, L’Ingénu,1767.
Document 4–Diderot, Supplément au voyage de Bougainville (1772).
La Bruyère, Les Caractères, 74, (1696), « De la cour ».
L’écrivain fait ici le portrait de la cour du monarque absolu Louis XIV, qui avait institué dans l’étiquette de Versailles un véritable culte de sa personne.
L’on parle d’une région où les vieillards sont galants, polis et civils ; les jeunes gens au contraire durs, féroces, sans mœurs ni politesse : ils se trouvent affranchis de la passion des femmes dans un âge où l’on commence ailleurs à la sentir ; ils leur préfèrent des repas, des viandes1 et des amours ridicules : celui-là chez eux est sobre et modéré, qui ne s’enivre que de vin ; l’usage trop fréquent qu’ils en ont fait, le leur a rendu insipide ; ils cherchent à réveiller leur goût déjà éteint2 par des eaux-de-vie, et par toutes les liqueurs les plus violentes ; il ne manque à leur débauche que de boire de l’eau-forte3. Les femmes du pays précipitent le déclin de leur beauté par des artifices4 qu’elles croient servir à les rendre belles : leur coutume est de peindre leurs lèvres, leurs joues, leurs sourcils, et leurs épaules qu’elles étalent avec leur gorge5, leurs bras et leurs oreilles, comme si elles craignaient de cacher l’endroit par où elles pourraient plaire, ou de ne pas se montrer assez. Ceux qui habitent cette contrée ont une physionomie qui n’est pas nette, mais confuse, embarrassée dans une épaisseur de cheveux étrangers6 qu’ils préfèrent aux naturels, et dont ils font un long tissu pour couvrir leur tête ; il descend à la moitié du corps, change les traits, et empêche qu’on ne reconnaisse les hommes à leur visage. Ces peuples d’ailleurs ont leur Dieu et leur Roi : les Grands de la nation s’assemblent tous les jours à une certaine heure7 dans un temple qu’ils nomment église ; il y a au fond de ce temple un autel consacré à leur Dieu, où un prêtre célèbre des mystères qu’ils appellent saints, sacrés et redoutables : les Grands forment un vaste cercle au pied de cet autel, et paraissent debout, le dos tourné directement au prêtre et aux saints mystères, et les faces élevées vers leur roi, que l’on voit à genoux sur une tribune, et à qui ils semblent avoir tout l’esprit et tout le coeur appliqué. On ne laisse8 pas de voir dans cet usage une espèce de subordination ; car ce peuple paraît adorer le Prince, et le Prince adorer Dieu. Les gens du pays le nomment***9 ; il est à quelque quarante-huit degrés d’élévation du pôle10, et à plus d’onze cents lieues de mer des Iroquois et des Hurons11.
La Bruyère, Les Caractères, 74, 1696.
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1. Des aliments en général.
2. Déjà émoussé.
3. Acide utilisé dans les préparations des graveurs.
4. Moyens artificiels.
5. Poitrine.
6. L’expression désigne une perruque.
7. Une heure fixée.
8. On ne manque pas de voir.
9. Les signes *** laissent sans peine deviner Versailles.
10. Indication de la latitude.
11. Peuples d’Amérique du Nord, qui habitaient le Canada.
Montesquieu, Lettres persanes, 1721 - Lettre XXVIII, Rica à ***
Montesquieu imagine que deux Persans, Rica et Usbek, voyagent à travers l’Europe et y découvrent les moeurs de ce continent. Pendant leur voyage, ils échangent des lettres entre eux, ou avec d’autres correspondants, dans lesquelles ils font part de leurs impressions.
Je vis hier une chose assez singulière, quoiqu’elle se passe tous les jours à Paris. Tout le peuple s’assemble sur la fin de l’après-dînée, et va jouer une espèce de scène1 que j’ai entendu appeler comédie2. Le grand mouvement est sur une estrade, qu’on nomme le théâtre3. Aux deux côtés, on voit, dans de petits réduits qu’on nomme loges, des hommes et des femmes4 qui jouent ensemble des scènes muettes, à peu près comme celles qui sont en usage en notre Perse. Ici, c’est une amante affligée qui exprime sa langueur ; une autre, plus animée, dévore des yeux son amant, qui la regarde de même : toutes les passions sont peintes sur les visages, et exprimées avec une éloquence qui, pour être muette, n’en est que plus vive. Là, les actrices ne paraissent qu’à demi-corps, et ont ordinairement un manchon, par modestie, pour cacher leurs bras. Il y a en bas une troupe de gens debout5, qui se moquent de ceux qui sont en haut sur le théâtre6, et ces derniers rient à leur tour de ceux qui sont en bas. Mais ceux qui prennent le plus de peine7 sont quelques gens qu’on prend pour cet effet dans un âge peu avancé, pour soutenir la fatigue. Ils sont obligés d’être partout : ils passent par des endroits qu’eux seuls connaissent, montent avec une adresse surprenante d’étage en étage ; ils sont en haut, en bas, dans toutes les loges ; ils plongent, pour ainsi dire ; on les perd, ils reparaissent ; souvent ils quittent le lieu de la scène et vont jouer dans un autre. On en voit même qui, par un prodige qu’on n’aurait osé espérer de leurs béquilles, marchent et vont comme les autres. Enfin on se rend à des salles8 où l’on joue une comédie particulière : on commence par des révérences, on continue par des embrassades. On dit que la connaissance la plus légère met un homme en droit d’en étouffer un autre. Il semble que le lieu inspire de la tendresse. En effet, on dit que les princesses qui y règnent ne sont point cruelles, et, si on en excepte deux ou trois heures du jour, où elles sont assez sauvages, on peut dire que le reste du temps elles sont traitables9, et que c’est une ivresse qui les quitte aisément. Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de même dans un autre endroit, qu’on nomme l’Opéra : toute la différence est qu’on parle à l’un, et que l’on chante à l’autre. […]
De Paris, le 2 de la lune de Chalval 1712.
Montesquieu, Lettres persanes, 1721.
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1. Au sens de spectacle.
2. Le terme pouvait désigner toute pièce de théâtre (et n’était pas réservé aux seules pièces comiques).
3. Ici au sens d’espace où jouent les acteurs (scène, plateau).
4. Ce sont bien entendu des spectateurs, la part la plus aisée du public qui a acheté des places dans les loges.
5. Les spectateurs du parterre ; il n’y avait pas de sièges au parterre, qui était alors la partie de la salle réservée aux spectateurs les plus modestes.
6. En fait les acteurs.
7. Il s’agit de jeunes gens, spectateurs peu attentifs qui vont de loge en loge pour saluer leurs occupants (spécialement les femmes), transformant le théâtre en un lieu de mondanités et de galanterie.
8. Aux salons attenants à la salle de spectacle.
9. Accessibles, peu farouches.
Voltaire, L’Ingénu, (1767), Chapitre neuvième, « Arrivée de l’Ingénu à Versailles. Sa réception à la cour. »
Dans ce conte philosophique, Voltaire raconte les aventures, en France, d’un Indien Huron, l’Ingénu. Le héros éponyme décide de partir pour Versailles, afin d’obtenir du roi la récompense de sa bravoure militaire. Il veut également demander au souverain une dispense afin d’épouser la femme qu’il aime, Mademoiselle de Saint-Yves, qui est aussi sa marraine. (En effet, l’union entre parrain et filleule, marraine et filleul était alors interdite.)
L’Ingénu débarque en pot de chambre1 dans la cour des cuisines. Il demande aux porteurs de chaise à quelle heure on peut voir le roi. Les porteurs lui rient au nez, tout comme avait fait l’amiral anglais. Il les traita de même, il les battit ; ils voulurent le lui rendre et la scène allait être sanglante s’il n’eût passé un garde du corps, un gentilhomme breton, qui écarta la canaille. « Monsieur, lui dit le voyageur, vous me paraissez un brave homme ; je suis le neveu de monsieur le prieur de Notre-Dame de la Montagne ; j’ai tué des Anglais, je viens parler au roi ; je vous prie de me mener dans sa chambre. » Le garde, ravi de trouver un brave de sa province, qui ne paraissait pas au fait des usages de la cour, lui apprit qu’on ne parlait ainsi au roi, et qu’il fallait être présenté par monseigneur de Louvois. « Eh bien ! menez-moi donc chez ce monseigneur de Louvois, qui sans doute me conduira chez Sa Majesté. – Il est encore
plus difficile, répliqua le garde, de parler à monseigneur de Louvois qu’à Sa Majesté ; mais je vais vous conduire chez monsieur Alexandre, le premier commis de la guerre : c’est comme si vous parliez au ministre. » Ils vont donc chez ce monsieur Alexandre, premier commis, et ils ne purent être introduits ; il était en affaire avec une dame de la cour, et il y avait ordre de ne laisser entrer personne. « Eh bien ! dit le garde, il n’y a rien de perdu ; allons chez le premier commis de monsieur Alexandre : c’est comme si vous parliez à monsieur Alexandre lui même. » Le Huron, tout étonné, le suit ; ils restent ensemble une demiheure dans une petite antichambre. « Qu’est-ce donc que tout ceci ? dit l’Ingénu ; est-ce que tout le monde est invisible dans ce pays-ci ? Il est bien plus aisé de se battre en Basse-Bretagne contre des Anglais que de rencontrer à Versailles les gens à qui on a affaire. » Il se désennuya en racontant ses amours à son compatriote. Mais l’heure en sonnant rappela le garde du corps à son poste. Ils se promirent de se revoir le lendemain, et l’Ingénu resta encore une autre demi-heure dans l’antichambre, en rêvant à mademoiselle de St. Yves2, et à la difficulté de parler aux rois et aux premiers commis. Enfin le patron parut. « Monsieur, lui dit l’Ingénu, si j’avais
attendu pour repousser les Anglais aussi longtemps que vous m’avez fait attendre mon audience, ils ravageraient actuellement la Basse-Bretagne tout à leur aise. » Ces paroles frappèrent le commis. Il dit enfin au Breton3 : « Que demandez-vous ? – Récompense, dit l’autre ; voici mes titres. » Il lui étala tous ses certificats. Le commis lut, et lui dit que probablement on lui accorderait la permission d’acheter une lieutenance4. « Moi ! que je donne de l’argent pour avoir repoussé les Anglais ? que je paie le droit de me faire tuer pour vous, pendant que vous donnez ici vos audiences tranquillement ? Je crois que vous voulez rire. Je veux une compagnie de cavalerie pour rien ; je veux que le roi fasse sortir mademoiselle de St. Yves du couvent, et qu’il me la donne par mariage ; je veux parler au roi en faveur de cinquante mille familles5 que je prétends lui rendre. En un mot, je veux être utile ; qu’on m’emploie et qu’on m’avance. »
Voltaire, L’Ingénu, 1767.
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1. Voiture couverte allant de Paris à Versailles.
2. La femme qu’aime l’Ingénu.
3. L’Ingénu est également un Breton. Certes, il a été élevé comme un Huron par des Hurons, mais ses parents, qu’il n’a pas connus, étaient des Bretons émigrés au Canada.
4. Charge de lieutenant.
5. Il s’agit des protestants qui ont dû fuir la France, persécutés pour leur foi par le pouvoir royal.
Diderot, Supplément au voyage de Bougainville (1772), « Le discours du vieux Tahitien ».
"Pleurez, malheureux Tahitiens, pleurez ; mais que ce soit de l'arrivée et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. O Tahitiens ! ô mes amis ! vous auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent."
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : "Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature : et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du $tien et du $mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : "Ce pays est à nous". Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : "Ce pays appartient aux habitants de Tahiti", qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté, au fond de ton cœur, le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais la mort plutôt que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien, est ton frère. Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui, qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu : nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé, dans nos champs, au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse-nous nos mœurs : elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles les commodités de la vie, mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer ; ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.
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Date de dernière mise à jour : 11/11/2018