Voltaire, Zadig, le bûcher, commentaire littéraire
ZADIG, « LE BÛCHER », depuis « Il y avait alors dans l’Arabie une coutume affreuse… » jusqu’à « Je crois que je vous prierais de m’épouser ».
Zadig est devenu esclave de Sétoc, illustrant ainsi les revers illogiques de sa destinée. Sétoc est cependant enchanté par la sagesse de Zadig, et il en fait son « ami intime », il ne peut plus se passer de lui. Zadig va bientôt découvrir l’horreur d’une coutume millénaire et, grâce à l’usage de sa raison, va réussir à y mettre un terme.
Une tradition barbare.
Les premières lignes de l’extrait exposent le problème auquel Zadig va être confronté :
une veuve de la tribu de Sétoc va se jeter dans le bûcher de son époux, conformément à une coutume ancienne. Cet acte lui conférerait la sainteté.
Voltaire s’en prend ici aux traditions ( pratiques rituelles ou croyances qui prennent avec le temps le caractère incontournable de lois) qui, selon les idées des Lumières, doivent être soumises à l’examen de l’esprit critique puisque c’est le temps, et non la raison, qui en ont fait des lois. La tradition ici évoquée est une barbarie : elle est présentée comme telle : « une coutume affreuse », « cette horrible coutume », « un usage si barbare » (le narrateur se départit ici de sa neutralité habituelle, source d’ironie). C’est une coutume qui viendrait de Scythie ( au nord de la Mer Noire, mais il semble qu’on y enterrait en fait les veuves vivantes…), mais qui se serait ensuite établie en Inde « par le crédit des brachmanes » (caste la plus élevée des prêtres servant le dieu hindou Brahma), avant de s’installer en Arabie.
On remarque évidemment que cette coutume barbare est liée à la religion, surtout si l’on pense que les femmes arabes le font pour être saintes, et si l’on ajoute que ce sont les prêtres des étoiles qui récupèrent leurs pierreries et leurs ornements (chapitre XIII). Notons également qu’Almona est présentée comme « fort dévote ». Ici encore, les prêtres sont associés au fanatisme, à l’obscurantisme ( on maintient le peuple dans l’ignorance) et à la cruauté, mais également à la cupidité.
Voltaire insiste aussi sur l’extension irrésistible et inquiétante de cette barbarie
puisqu’elle « menaçait d’envahir tout l’Orient », ce qui revient à dire que la cruauté et le fanatisme se répandent plus vite que l’usage de la raison, surtout quand cela sert les intérêts de certains. Le danger vient aussi du fait que le temps consacre la barbarie sous forme de tradition . Elle devient alors normale et est acceptée par le peuple et même par les victimes : les veuves se jettent volontairement dans le feu, poussés en fait par le conformisme et la peur de l’opinion publique, ce qui est bien plus confortable pour les prêtres qui ne semblent plus responsables directement de ces morts. L’ancienneté d’une tradition garantit donc sa pérennité en faisant d’elle une véritable loi impossible à abolir : « il y a plus de mille ans que les femmes sont en possession de se brûler. Qui de nous osera changer une loi que le temps a consacrée? « La répétition dans le temps finit par tout sacraliser, même un abus : « Y a-t-il rien de plus respectable qu’un ancien abus ? » . Ajoutons à cela, nous l’avons vu, l’opinion publique qui devient une force écrasante : Almona se suicide pour sauver sa réputation !
L’ironie de Voltaire est encore ici l’arme de la satire, elle vise à dénoncer un acte de barbarie. Le ton est le plus souvent neutre, comme si les faits étaient anodins : « C’était une fête solennelle… », « la tribu dans laquelle il y avait eu le plus de femmes brûlées était la plus considérée », « …elle se jetterait dans le feu au son des tambours et des trompettes », « les femmes sont en possession de se brûler » (= ont le privilège), « il faut qu’il y ait un plaisir bien délicieux à être brûlée vive ». On notera la présence d’antithèses qui renforcent encore l’ironie : fête solennelle/bûcher, possession de /se brûler, respectable/abus.
Enfin une partie des propos ironiques sont placées dans la bouche de Sétoc, qui défend ainsi cette coutume tout en ayant conscience lui-même que c’est un abus.
Le triomphe de la raison
Tout d’abord, Zadig produit des arguments sensés : argument humaniste : cette tradition est « contraire au bien du genre humain » ; argument démographique, voire économique : ces veuves sont de jeunes femmes qui pourraient faire des enfants, ce qui profiterait à leur pays ; argument à portée sociale : ces femmes laissent des orphelins alors qu’elles pourraient
les élever. Enfin Zadig réduit à néant l’argument d’autorité de Sétoc, à savoir que l’ancienneté de cette coutume la rend intouchable, en répondant que la raison est encore plus ancienne, ce qui revient à souligner son caractère intemporel et même universel.
Ensuite, Zadig doit convaincre Almona de renoncer à son sacrifice. Il commence par un procédé rhétorique qui consiste à faire l’éloge de son interlocuteur afin d’obtenir son attention bienveillante. Il loue donc la beauté d’Almona, fait remarquer au passage par une autre flatterie qu’il est bien dommage de détruire cette beauté qui pourrait en séduire d’autres, et enfin célèbre sa fidélité et son courage.
Zadig utilise ensuite la maïeutique : c’est une méthode utilisée par le philosophe grec Socrate, par laquelle il disait accoucher les esprits des pensées qu’ils contiennent sans le savoir . Il s’agit donc d’amener son interlocuteur, par des questions judicieuses, à trouver lui-même la vérité, ce qui le convaincra plus sûrement que s’il reçoit cette vérité de la bouche d’un autre. Les questions de Zadig vont donc conduire Almona à formuler à haute voix les raisons de son choix, et à prendre conscience de l’absurdité de sa conduite.
1ère question (traduction): L’amour pour votre mari était donc si puissant que vous en êtes inconsolable ? Almona révèle que son mari était au contraire insupportable (odieux, brutal, jaloux) et qu’elle ne l’aimait pas
2ème question : En ce cas, il faut donc qu’ Almona estime qu’il y a un plaisir immense à se brûler. La réponse est évidente : l’idée même en est horrible. Almona poursuit alors naturellement sa réponse en indiquant le fond de sa pensée : le poids de l’opinion publique la pousse à se sacrifier car sa réputation serait sinon perdue puisqu’en tant que dévote elle doit suivre la tradition religieuse.
L’absurdité apparaît alors clairement : quelle importance de préserver sa réputation quand on sera morte ? Zadig conduit Almona à admettre qu’elle se tue par vanité (par souci de sa réputation qu’elle veut irréprochable), et finit, à l’aide d’un discours dont on ne saura rien, par éveiller en elle l’idée que la vie vaut la peine d’être vécue, surtout à son âge. L’extrait se termine sur une pointe d’humour puisque Zadig a tellement bien réussi dans son entreprise qu’Almona est prête à l’épouser !
Par sa sagesse et par son éloquence, Zadig a réussi l’exploit de détruire « en un jour une coutume si cruelle qui durait depuis tant de siècles ». Il aura suffi qu’un homme fasse preuve d’humanisme et de bon sens pour faire barrage à la barbarie.
On retrouvera ces personnages au chapitre XIII (Les rendez-vous) puisque les prêtres des étoiles, lésés par l’exploit de Zadig, vont tenter de se venger, ce qui conduira Almona à montrer sa reconnaissance à Zadig.
Date de dernière mise à jour : 17/05/2019