Voltaire, Candide, analyse du ch.3, la guerre

 

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Voltaire, Candide

 

*** Lecture du texte

Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque coté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu’il put pendant cette boucherie héroïque

Enfin tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum, chacun dans son camp, il prit le parti d’aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d’abord un village voisin; il était en cendres; c’était un village abare que les Bulgares avaient brulé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là, des filles, éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les derniers soupir ; d’autres, à demi brulées, criaient qu’on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à coté de bras et de jambes coupés.
Candide s’enfuit au plus vite dans un autre village; il appartenait à des Bulgares; et les héros abares l’avaient traité de même.

 

 

Extrait du ch.3 de Candide

 

Quelles visions de la guerre nous donne ce passage?

 

INTRODUCTION

 

-extrait de Candide, roman philosophique de Voltaire écrit en 1759, au siècle des lumières. C'est une œuvre de maturité qui vise principalement à critiquer les illusions de la philosophie optimiste de Leibniz.

Candide est un personnage innocent, naïf, part à la découverte du monde réel après avoir été chassé de son paradis terrestre. ll a été enrôlé dans l'armée bulgare. Dans cet extrait, Candide se retrouve au milieu d'une guerre qu'il ne comprend pas. Nous allons donc montrer les différentes visions de la guerre dans ce passage: tout d'abord, nous verrons la scène à travers les yeux de Candide qui voit la guerre comme un jeu séduisant qui confirme les théories optimistes de Pangloss, puis nous étudierons la façon dont le personnage en est confronté à la réalité atroce et absurde.

 

 

I/ LA GUERRE VUE PAR CANDIDE COMME UN JEU

 

1- point de vue interne: l'humour du premier paragraphe vient de ce que Voltaire adopte le point de vue naïf et intellectuel du jeune philosophe:

- Tout d'abord, l'accumulation des adjectifs et la répétition de l'adverbe intensif "si" traduisent une insistance, l'émerveillement de Candide devant la beauté et la symétrie du spectacle: "si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné".

- L'armée est comme un orchestre: la bataille se présente à lui d'une manière esthétique, comme "une harmonie". Le mot renvoie en outre à la doctrine de "l'harmonie préétablie" de Leibniz: dans cette perspective, la guerre cesse d'être absurde, car elle s'inscrit dans la logique d'une volonté providentielle qui veille au destin des hommes. Cette harmonie est auditive avec le concert d'instruments qui suggère l'image d'une guerre joyeuse, avec l'énumération des instruments.

- l'armée semble déshumanisée: les soldats sont désignés par les canons. L'armée a donc quelque chose de machinal et d'automatique. De plus, le verbe "renversèrent, suggère une armée d'automates avec lesquels on s'amuse: Candide semble assister non pas à un massacre, mais à une bataille de soldats de plomb.

- L’expression : "à peu près six mille hommes" traduit avec humour le regard détaché du jeune homme et accorde peu d'importance à la mort des soldats, donc dédramatise complètement la guerre. Quant à l'évaluation vague: "le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes" confirme que pour l'élève de Pangloss la guerre n'a rien de choquant et se réduit à un simple décompte de victimes; l'expression "le tout" ajoute à la déshumanisation des individus en les transformant en choses.

- la guerre est même quelque chose d'utile: "la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface". La guerre sert d'œuvre sanitaire, elle permet de nettoyer la terre en faisant disparaître la vermine.

 

2- retournement de la situation:

- Voltaire commence par insérer des éléments ironiques dans la scène: il introduit des dissonances qui altèrent le bel ordre de l'harmonie. D'abord, on note une progression des instruments vers les sons graves: des trompettes aux tambours. A la fin se glisse ironiquement le "canon". Enfin, l'expression "une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer" rappelle malicieusement "un bruit d'enfer" ou "de tous les diables", qui vont précisément à l'encontre de l'idée d'harmonie.

- Ensuite, à partir de la dernière phrase du 1er paragraphe,, le point de vue change complètement, et Voltaire intervient directement: il se moque de son héros, et donc des intellectuels qui manquent de courage face à la réalité, en disant que Candide "tremblait comme un philosophe". Voltaire insinue que les philosophes parlent trop et n'agissent pas assez à son goût, alors qu'il pense que le philosophe du 18ème siècle est avant tout un homme d'action.

- Mais surtout, la guerre est pour Voltaire une "boucherie héroïque". L'oxymore dénonce parfaitement le carnage qui se cache derrière l'aspect glorieux de la guerre.

 

Jusqu'à la fin du 1er paragraphe, Voltaire fait semblant d'être du point de vue de Candide. Il insère des éléments ironiques qui indiquent au lecteur sa véritable opinion, puis le retournement de situation s'effectue lorsque Voltaire intervient directement pour se moquer de son héros. En qualifiant la bataille de "boucherie héroïque", il fait de l'héroïsme une fausse valeur et amorce la satire violente qui va être développée dans la seconde partie du texte.

 

 

II/ LA REALITE ATROCE DE LA GUERRE

 

1-détournement du sens des rites religieux: Voltaire commence par s'en prendre à la religion qui sert ici de légitimation aux atrocités dont se rendent coupables les rois. Les deux camps chantent les "Te Deum" en même temps, ce qui prouve, pour Voltaire, que la religion n'est pas digne de foi puisque elle se fait partout complice de l'horreur; elle apporte en outre une justification facile à la violence de la guerre, en la replaçant dans la logique d'une intention divine.

 

2- Candide prend "le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes" ce qui est un euphémisme pour dire qu'il déserte. L'expression "des effets et des causes" appartient au langage de Leibniz et de Pangloss qui prétendent malgré les évidences de donner une cause logique et acceptable du mal de la guerre.

 

3- le tableau brillant devient horrible: Commence alors un tableau réaliste qui va remettre en question la belle assurance du jeune homme. Les deux armées ont rompu leur ordre initial pour laisser place à "des tas de morts et de mourants", ce qui est complètement différent de "rien n'était si beau" du début du texte.

 

4- Candide s'enfuit ensuite et découvre l'horreur chez les civils. Voltaire critique au passage, avec l'expression ironique "selon les lois du droit public une idée courante à son époque: la guerre était considérée par certains comme un droit justifiant les massacres de civils.

 

5- ll cherche aussi à éveiller l'indignation et la compassion chez le lecteur en évoquant successivement tous ceux qui, sans défense, pâtissent de la guerre: vieillards, femmes, enfants, jeunes filles. A leur sujet, il accumule les détails crus et anatomiques: "cervelles" et répandues" et "bras et jambes coupés". Par leur pathétique, il suscite un sentiment de pitié et de révolte chez le lecteur.

 

 

CONCLUSION

 

Le passage est une satire de la guerre. Voltaire utilise l'ironie comme arme, en faisant semblant d'adopter le regard de Candide qui voit la scène à travers les leçons de Pangloss. L'auteur a ensuite recours au réalisme, changement de point de vue à partir du 2ème paragraphe qui indique une prise de conscience de la dure réalité de la part du héros naïf, seulement à la confrontation de l'horreur.

Cette satire touche à certaines philosophies, dont le dogmatisme qui justifie les atrocités, mais aussi la religion qui est exploitée au profit personnel des puissants.

Date de dernière mise à jour : 17/05/2019

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