Montaigne, Du jugement, I, 50

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Montaigne - Du jugement

 

Les Essais, I, 50

*** Entretien sur les Essais, I, 50 de Montaigne : "Du jugement"

 

Texte :

Le jugement est un outil à tous sujets, et se mêle partout. A cette cause, aux essais que j'en fais là, j'y emploie toute sorte d'occasion. Si c'est un sujet que je n'entende point, à cela même je l'essaie, sondant le gué de bien loin ; et puis, le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive ; et cette reconnaissance de ne pouvoir passer outre, c'est un trait de son effet, voire de ceux de quoi il se vante le plus. Tantôt, à un sujet vain et de néant, j'essaie voir s'il trouvera de quoi lui donner corps et de quoi l'appuyer et étançonner. Tantôt, je le promène à un sujet noble et tracassé a, auquel il n'a rien à trouver de soi, le chemin en étant si frayé qu'il ne peut marcher que sur la piste d'autrui. Là, il fait son jeu à élire la route qui lui semble la meilleure, et, de mille sentiers, il dit que celui-ci ou celui-là, a été le mieux, choisi. Je prends de la fortune le premier argument. Ils me sont également bons. Et ne designe jamais de les produire entiers. Car je ne vois le tout de rien. Ne font pas, ceux qui promettent de nous le faire voir. De cent membres et visages, qu'a chaque chose, j'en prends un tantôt à lécher seulement, tantôt à effleurer, et parfois à pincer jusqu'à l'os. J'y donne une pointe, non pas le plus largement, mais le plus profondément que je sais. Et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité. Je me hasarderais de traiter à fond quelque matière, si je me connaissais moins. Semant ici un mot, ici un autre, échantillons dépris de leur pièce, écartés sans dessein et sans promesse, je ne suis pas tenu d'en faire bon, ni de m'y tenir moi-même, sans varier quand il me plaît ; et me rendre au doute et incertitude, et à ma maîtresse forme, qu'est l'ignorance. Tout mouvement nous découvre. Cette même âme de César, qui se fait voir à ordonner et dresser la bataille de Pharsale, elle se fait aussi voir à dresser des parties oisives et amoureuses. On juge un cheval non seulement à le voir manier sur une carrière, mais encore à lui voir aller le pas, voire et à le voir en repos à l'étable. Entre les fonctions de l'âme il en est de basses ; qui ne la voit encore par là, n'achève pas de la connaître. Et à l'aventure la remarque-t-on mieux où elle va son pas simple. Les vents des passions la prennent plus en ces hautes assiettes.

Plan détaillé de l'étude :

  • I - Un modèle d’écriture
  • Structure du texte :
  • L1 à 20 : définition du jugement et de l’Essai, définition des occasions de juger
  • Organisation rigoureuse avec connecteurs logiques
  • L 21 à 27 : Vérification de la démarche avec l’illustration sur des sujets concrets
  • II - La découverte d’une personnalité

 

Problématique :

Comment Montaigne à travers l'expression d'une personnalité, Montaigne nous présente t'-il sa démarche d'essayiste?

 

Commentaire :

I. Un modèle d’écriture

a) Qu'est-ce qu'un essai?

Un essai est un ouvrage dans lequel l'auteur traite librement d'une question sans prétendre épuiser le sujet. L'essai inventé par Montaigne est devenu un genre à part entière, il fait les essais de son jugement; Sa démarche est libre puisqu'elle consiste à s'adapter aux sujets à traiter en fonction des occasions : "Il s'agit d'employer toutes sortes d'occasions pour faire ici des essais de son jugement". Montaigne ne suit donc pas d'ordre spécifique.

Sa réflexion s'exerce de manière originale et détachée parfois tentant de creuser le sujet et restant aussi superficiel. Sa démarche est donc désordonnée : nous pouvons à cet égard citer : « je ne me propose jamais de les présenter entiers, car je ne vois le tout de rien », « échantillons détachés de leur ensemble ». Sa réflexion s'ajuste ainsi dans le moment de la recherche intellectuelle « en sondant le gué de bien loin, et puis le trouvant trop profond pour ma taille, je reste sur la rive »

b) Un choix de sujet et d'écriture libres

Montaigne ne recherche pas dutout un modèle d'écriture particulier, singulier, unique au contraire. Il en va de même concernant le choix du sujet. Les termes très généraux et imprécis sont nombreux dans ce passage attestant ainsi de l'imprécision la plus grande : celui-ci ou celui-là », « quelque aspect », « quelque matière », « ici … là ».

Le modèle d'écriture recherché n'est pas à l'image d'un autre, il n'est pas non plus unique « Tantôt un sujet vain, un sujet de rien …. Tantôt … un sujet noble et rebattu », sa réflexion se nourrit de ses pensées propres et des réflexions ouvertes par autrui. Le sujet se continue et Montaigne persévère dans l'analyse quelle qu'elle soit, "personnelle" ou "sur la piste d'autrui". Le sujet sélectionné dans le moment choisi est celui qui est à défendre et à mûrir, la réflexion devient le chemin à prendre pour exercer son esprit : « Là il s’amuse à choisir la route qui lui semble la meilleure et entre mille sentiers, il dit que celui-ci ou celui-là a été le mieux choisi ».

Et bien plus, il semble que le raisonnement soit plus important que le sujet lui-même. Son principe de réflexion est philosophique, ce qui compte n'est pas le résultat mais le chemin emprunté pour y parvenir et parfois le hasard décide même du sujet. « Tous me sont bon »

c) Les justifications : L'image et l'exemple

Le sujet semble laissé au hasard au point que la métaphore du cours d'eau justifie cette idée dominante : « en sondant le gué de bien loin, et puis, le trouvant trop profond pour ma taille, je reste sur la rive ».

Démarche non explicative, non linéaire mais laissée au hasard : "Semant ici un mot, là un autre". Nous retombons dans l'imprécision et le flou ainsi que le suggère les termes utilisés : "ici", "là". "un mot", "un autre".

Les images permettent d'illustrer sa démarche mais malgré son érudition et son état d'esprit d'érudit, Montaigne n'admet aucune forme d'intellectualisme dans ses explications et analyses. Il n'intellectualise pas et refuse tout ce qui s'y apparente. Nous avons une autre métaphore, celle du cheval avec l'exemple de César qui montre que l'on juge un homme par ses actions.

Autre métaphore avec métonymies : vocabulaire relatif au toucher : « J’en prends une tantôt pour la lécher seulement, tantôt pour l’effleurer et parfois pour la pénétrer jusqu’à l’os : je lui donne un coup de scalpel » :

II. Une identité et une personnalité

a) La posture modeste d’un écrivain

Montaigne se pose en écrivain déterminé à ne pas s'intellectualiser, à ne pas se perdre dans les discours théoriques, dogmatiques, il cible l'expérimentation, il est tel Socrate qui en chemin cherche et accorde plus d'importance au cheminement de la pensée et à sa clarté qu'au sujet lui-même ou qu'aux résultats de ses réflexions. Il n'est pas le dogmatique qui sait, mais le philosophe qui ne sait pas et qui cherche. socratique : méthode non dogmatique. Le savoir est toujours en quête de lui-même . Son attitude est pleine d'humilité et en ce sens, nous pouvons le comparer à Socrate qui cherche car il ne sait pas, mais il sait qu'il ne sait pas. Sa conscience est concsiente de ses limites. Cependant, quelques divergences dans la façon de travailler. Il refuse d'aller au terme d'un sujet et de les traiter de manière exclusive : « je ne suis pas tenu de traiter sérieusement ma matière ni d’y adhérer moi-même sans varier quand cela me plaît », « Et je ne me propose jamais de les présenter entiers ».

Le savoir est confondu avec le champ lexical de la médecine, il diagnostique le problème "je lui donne un coup de scalpel". Refus du dogmatisme et du savoir universel qui selon Montaigne n'est que prétention "ceux qui nous promettent de nous faire voir ce tout ne le voient pas non plus". Sa réflexion et ses recherches sont à mesure de son caractère. Son écriture en est le reflet.

b) Un pacte particulier : refus de s'engager

La certitude et la seule établie est relative à ses propres choix. Elle n'est pas dogmatique et ne conduit à aucune contradiction. Son choix s'affirme dans sa manière de travailler, à son image. Il refuse les contraintes d'écriture et réclame une liberté de travailler pour penser, son pacte est celui du non-engagement vis-à-vis du lecteur. Il gère son sujet, sa réflexion et sa méthode improvisé en fonction du sujet choisi, il reste acteur d'où l'omniprésence du "je" : nous pouvons citer : « j’essaie », « je le mène », « je prends », « j’aime". Il ne propose aucune pacte de lecture contrairement à Rousseau par exemple dans les Confessions.

Mais en refusant un pacte avec lecteur il en propose finalement un autre : refuser de s'engager est encore une forme d' engagement : il a détaillé plus haut sa manière de procéder, les caractéristiques de son écriture, ses choix libres de sujets non exclusifs. On peut donc parler de nouveau pacte de lecture.

c) Un humaniste

Montaigne = un humaniste

Ce qui marque le lecteur à la lecture du passage est sa grande volonté de se référer à l'homme et à l'éducation : en ce sens on peut parler d'un humainiste. Il refuse la référence à l'universalité d'un savoir qui serait sophistique, un pseudo savoir et le retour à l'Antiquité. Pour reprendre les mots de Protagoras, nous dirons que "l'homme devient la mesure de toutes choses".

La nécessité de repères pour faire valoir ses jugements est essentielle du fait de la grande période de troubles et d'incertitudes (guerres de religion). Le savoir et l'éducation restent par conséquent les repères incontournables chez un humaniste érudit comme Montaigne. L'exemple de l'Antiquité latine est la référence à Démocrite.

Notes pour une conclusion et une ouverture :

« Moulant ce portrait de moi-même, il a fallu si souvent me façonner et mettre de l’ordre en moi pour extraire cette image que le modèle s’est affermi et, en quelque mesure, formé lui-même. En me peignant pour autrui, je me suis peint intérieurement de couleurs plus nettes que ne l’étaient celles que j’avais d’abord ». Cette phrase est importante dans le passage car Montaigne explique à son lecteur qu'en écrivant, il se crée lui-même, il se fait, se peint en se faisant connaître. Il se révèle dans ce qu'il a d'essentiel ainsi que le suggère l'exemple de César et l'allusion à l'âme qui a pour devoir de tourner l'oeil de l'âme vers ce qu'il y a à voir. Savoir devient voir ce qu'il y a à voir. La référence est très platonicienne : « Parmi les fonctions de l’âme, il en est de basses : celui qui ne la voit pas encore par là ne la connaît pas parfaitement. Et peut-être l’observe-t-on le mieux quand elle va de son pas simple ».


 

Date de dernière mise à jour : 17/05/2019

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