La préface de Phèdre de Racine : analyse littéraire de la préface

 

 

 
Phèdre (1677) , Racine
 
Préface
 
Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d'Euripide. Quoique j'aie suivi une route un peu différente de celle de cet auteur pour la conduite de l'action, je n'ai pas laissé d'enrichir ma pièce de tout ce qui m'a paru le plus éclatant dans la sienne. Quand je ne lui devrais que la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrais dire que je lui dois ce que j'ai peut−être mis de plus raisonnable sur le théâtre. Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d'Euripide, et qu'il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu'il a toutes les qualités qu'Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet, Phèdre n'est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente. Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne, et lorsqu'elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu'un mouvement de sa volonté.
J'ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse qu'elle n'est dans les tragédies des Anciens, où elle se résout d'elle−même à accuser Hippolyte. J'ai cru que la calomnie avait quelque chose de trop bas et de trop noir pour la mettre dans la bouche d'une princesse qui a d'ailleurs des sentiments si nobles et si vertueux. Cette bassesse m'a paru plus convenable à une nourrice, qui pouvait avoir des inclinations plus serviles, et qui néanmoins n'entreprend cette fausse accusation que pour sauver la vie et l'honneur de sa maîtresse. Phèdre n'y donne les mains que parce qu'elle est dans une agitation d'esprit qui la met hors d'elle−même, et elle vient un moment après dans le dessein de justifier l'innocence et de déclarer la vérité. Hippolyte est accusé, dans Euripide et dans Sénèque, d'avoir en effet violé sa belle−mère : vim corpus tulit. Mais il n'est ici accusé que d'en avoir eu le dessein. J'ai voulu épargner à Thésée une confusion qui l'aurait pu rendre moins agréable aux spectateurs.
Pour ce qui est du personnage d'Hippolyte, j'avais remarqué dans les Anciens qu'on reprochait à Euripide de l'avoir représenté comme un philosophe exempt de toute imperfection ; ce qui faisait que la mort de ce jeune prince causait beaucoup plus d'indignation que de pitié. J'ai cru lui devoir donner quelque faiblesse qui le rendrait un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien ôter de cette grandeur d'âme avec laquelle il épargne l'honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l'accuser. J'appelle faiblesse la passion qu'il ressent malgré lui pour Aricie, qui est la fille et la soeur des ennemis mortels de son père.
Cette Aricie n'est point un personnage de mon invention. Virgile dit qu'Hippolyte l'épousa, et en eut un fils, après qu'Esculape l'eut ressuscité. Et j'ai lu encore dans quelques auteurs qu'Hippolyte avait épousé et emmené en Italie une jeune Athénienne de grande naissance, qui s'appelait Aricie, et qui avait donné son nom à une petite ville d'Italie.
Je rapporte ces autorités, parce que je me suis très scrupuleusement attaché à suivre la fable. J'ai même suivi l'histoire de Thésée, telle qu'elle est dans Plutarque.C'est dans cet historien que j'ai trouvé que ce qui avait donné occasion de croire que Thésée fût descendu dans les enfers pour enlever Proserpine, était un voyage que ce prince avait fait en Epire vers la source de l'Achéron, chez un roi dont Pirithoüs voulait enlever la femme, et qui arrêta Thésée prisonnier, après avoir fait mourir Pirithous. Ainsi j'ai tâché de conserver la vraisemblance de l'histoire, sans rien perdre des ornements de la fable, qui fournit extrêmement à la poésie ; et le bruit de la mort de Thésée, fondé sur ce voyage fabuleux, donne lieu à Phèdre de faire une déclaration d'amour qui devient une des principales causes de son malheur, et qu'elle n'aurait jamais osé faire tant qu'elle aurait cru que son mari était vivant.
Au reste, je n'ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c'est que je n'en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle−ci. Les moindres fautes y sont sévèrement punies ; la seule pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que le crime même ; les faiblesses de l'amour y passent pour de vraies faiblesses ; les passions n'y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr la difformité.
C'est là proprement le dut que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer, et c'est ce que les premiers poètes tragiques avaient en vue sur toute chose. Leur théâtre était une école où la vertu n'était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes. Aussi Aristote a bien voulu donner des règles du poème dramatique, et Socrate, le plus sage des philosophes, ne dédaignait pas de mettre la main aux tragédies d'Euripide. Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d'utiles instructions que ceux de ces poètes. Ce serait peut−être un moyen de réconcilier la tragédie avec quantité de personnes célèbres par leur piété et par leur doctrine, qui l'ont condamnée dans ces derniers temps et qui en jugeraient sans doute plus favorablement, si les auteurs songeaient autant à instruire leurs spectateurs qu'à les divertir, et s'ils suivaient en cela la véritable intention de la tragédie.
 
 
Questions et analyse de la préface
 

1.De quel auteur antique Racine s’est-il inspiré pour écrire Phèdre ? Il s’est inspiré du dramaturge grec Euripide qui lui avait déjà fourni des idées pour sa pièce Iphigénie.

2.Pourquoi le personnage de Phèdre et son histoire sont-ils particulièrement adaptés à une tragédie ? Le perso de Phèdre et son histoire sont particulièrement adaptés à une tragédie car ils vont provoquer la catharsis du spectateur : « il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur ».

3.Relevez une phrase qui montre toute l’ambiguïté du personnage de Phèdre. Comment peut-on expliquer cette affirmation ? « Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente » : d’un côté, Phèdre nourrit une passion interdite pour H, ce qui va entraîner leur mort. De l’autre, elle est soumise à la fatalité qui prend la forme d’une malédiction divine.

4.Relevez les différents arguments de Racine pour atténuer la culpabilité de Phèdre Les différents arguments donnés par Racine pour atténuer la culpabilité de Phèdre sont :

-« engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime » + « plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté » = Phèdre n’a pas le choix, n’agit pas en fonction de son libre-arbitre mais en raison de la malédiction de Vénus

-« elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne » : Phèdre préfère se taire, ne pas avouer son amour à H quitte à en perdre la vie

5.Quelles sont les différences apportées par Racine à la pièce d’origine ?

-Phèdre ne calomnie pas H, ce qui la rend plus « aimable ». Racine a fait ce choix car il considère que cette fausse accusation ne serait pas digne d’une princesse. Il respecte ainsi un des principes d’Aristote qui est que le personnage tragique doit être cohérent.

-c’est Oenone qui va calomnier H pour sauver Phèdre

-Hippolyte est seulement accusé d’avoir eu le projet de violer Phèdre, et non pas de l’avoir fait réellement.

-Racine a rendu Hippolyte, plus humain, en le rendant un peu moins parfait pour que le public ressente de la pitié envers lui (et non plus de l’indignation)

-Par conséquent, Racine a rendu Hippolyte amoureux d’Aricie, fille et sœur des ennemis mortels de son père.

6.Comment Racine justifie-t-il la présence du personnage d’Aricie dans sa pièce et l’histoire de Thésée ? Pour justifier la présence du personnage d’Aricie dans sa pièce, Racine a recours à des arguments d’autorité puisqu’il cite des auteurs antiques qui faisaient, eux aussi, référence à eux : Aricie est présente dans un texte de Virgile et chez d’autres auteurs ; l’histoire de Thésée a été racontée par Plutarque.

7.Quel jugement Racine porte-t-il sur sa pièce ? Il n’a pas la prétention d’affirmer que c’est sa meilleure tragédie, il laisse le public en décider. Toutefois, il considère que c’est la pièce qui insiste le plus sur l’importance de la vertu.

8.Pourquoi, selon Racine, sa pièce est-elle particulièrement morale ? Les fautes sont punies, le crime et l’idée même du crime sont décrits comme des choses horribles, on y montre les faiblesses de l’amour et le désordre de la passion pour en détourner le spectateur et lui faire haïr le vice.

9.Relevez une phrase qui montre que le théâtre a, depuis l’antiquité, une fonction pédagogique. Leur théâtre était une école où la vertu n’était pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes = le théâtre, autant que la philosophie, était un moyen d’enseigner aux hommes à faire le bien.

« Il serait à souhaiter que nos ouvrages fussent aussi solides et aussi pleins d’utiles instructions que ceux de ces poètes » : Racine voudrait que les pièces de théâtre de son époque remplissent cette même fonction pédagogique, si bien assurée par les dramaturges antiques

Pourquoi la nécessité d’un théâtre moral est-elle si importante à cette époque ? A l’époque de Racine, certaines personnes (souvent issues de courants religieux très stricts) condamnaient le théâtre en l’accusant d’ « empoisonner les âmes ». Ainsi, si le théâtre essayait d’enseigner la vertu aux hommes, les accusations contre cet art faibliraient.

 

Date de dernière mise à jour : 06/07/2021

Les commentaires sont clôturés