Les réécritures du XVII à nos jours : la descente aux Enfers depuis l'Odyssée

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OBJET D’ÉTUDE : LES RÉÉCRITURES DU XVIIe À NOS JOURS

La descente aux Enfers depuis l’Odyssée

 

 

 

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Groupement la descente aux enfers (34.48 Ko)

 

 

 

 

Texte 1 : Homère, Odyssée, chant XI, GF-Flammarion, 1965, p. 160.

Texte 2 : Virgile, Énéide, livre XI, GF-Flammarion, 1965, p. 136-137.

Texte 3 : Dante, L’Enfer, GF-Flammarion , v. 79-78 et 112-136,  p. 29.

Texte 4 : Théophile Gautier, La Comédie de la mort (1838).

Texte 5 : Émile Zola, Germinal (1885).

ANNEXE : Gérard Genette, Palimpsestes (1982).

 

Homère, Odyssée, chant XI

 

Le vaisseau arrivait au bout de la terre, au cours profond de l'Océan. Là sont le pays et la ville des Cimmériens, couverts de brumes et de nuées; jamais le soleil, pendant qu'il brille, ne les visite de ses rayons, ni quand il les retourne du ciel vers la terre; une nuit maudite est étendue sur ces misérables mortels. Arrivés là, nous échouons le vaisseau, nous débarquons les bêtes; et, suivant le cours de l'Océan, nous arrivons nous-mêmes au lieu que m'avait dit Circé. Là Périmède et Eurylochos maintinrent les victimes; moi cependant, ayant tiré du long de ma cuisse mon coutelas aigu, je creusai une fosse d’une coudée en long et en large ; tout autour je versai des libations pour tous les morts : une première de lait mêlé de miel;une seconde de doux vin; une troisième d'eau ; par-dessus, je répandis la blanche farine d'orge. J'adressai une ardente prière aux têtes vaines des morts ; à mon retour en Ithaque je leur sacrifierais en ma demeure une génisse stérile, ma plus belle, et je remplirais d'offrandes le bûcher. Pour Tirésias seul, j'immolerais à part un bouc tout noir, le plus fort du troupeau. Quand j'eus imploré par vœux el prières ces tribus de mort, je saisis les bêtes et leur coupai la gorge au-dessus de la fosse, et le sang noir y coulait. Les âmes des morts se rassemblaient du fond de l'Erèbe ; jeunes épousées, jeunes hommes, vieillards éprouvés par la vie, tendres vierges dont le cœur novice n'avait pas connu d'autre douleur, et combien de guerriers blessés par les javelines armées de bronze, victimes d'Arès, avec leurs armes ensanglantées ! Ils venaient en foule de toute part autour de la fosse, élevant une prodigieuse clameur, et moi, la crainte blême me saisissait. Alors, je pressai mes compagnons d'écorcher les bêtes, qui gisaient, égorgées par le bronze impitoyable, de les rôtir, et de prier les dieux, le puissant Hadès et l'effroyable Perséphone. Moi, ayant tiré du long de ma cuisse mon épée aiguë, je restais là et j'empêchais les morts, têtes débiles, d'approcher du sang, avant que j'eusse interrogé Tirésias.

 

 

Virgile, Énéide, livre XI

Écrite au Ier siècle avant J-C. par l’un des plus grands poètes latins, l’Énéide est la grande épopée fondatrice de Rome : dans cette œuvre politique, Virgile inscrit Auguste, le premier empereur, dans la descendance du héros Énée, fils de Vénus. Il va au-delà du texte homérique dont il s’inspire, puisque le héros, cette fois, ne reste pas aux portes des Enfers, mais y pénètre résolument, découvrant une horrible galerie de monstres.

 

Ils allaient obscurs, dans la nuit solitaire à travers l'ombre et à travers les demeures vides et le vain royaume de Dis : tel, le chemin qu'on fait dans les bois, par une lune incertaine, sous une méchante lumière, quand Jupiter a enfoui le ciel dans l'ombre et que la sombre nuit a enlevé aux choses leur couleur. Dans le vestibule même, à l'entrée des gorges de l'Orcus, le Deuil et les Remords vengeurs ont fait leur lit ; là habitent les pâles Maladies, et la triste vieillesse, et la Crainte, et la Faim mauvaise conseillère, et la hideuse Pauvreté, formes terribles à voir, et la Mort, et la Souffrance ; puis, le Sommeil, frère de la Mort, et les Joies mauvaises de l'esprit, et, sur le seuil en face, la Guerre meurtrière, et les chambres de fer des Euménides, et la Discorde insensée, avec sa chevelure de vipères nouée de bandelettes sanglantes. Au milieu, un ormeau opaque, énorme, déploie ses rameaux et ses branches séculaires, demeure, dit-on, que hantent communément les vains Songes, fixés sous toutes les feuilles. En outre, mille fantômes monstrueux de bêtes sauvages variées s'y rencontrent : les Centaures, à l'écurie devant les portes, et les Scylles biformes, et Briarée aux cent bras, et le monstre de Lerne poussant des sifflements horribles, et la Chimère armée de flammes, et les Gorgones, et les Harpies, et la forme de l'Ombre au triple corps. Tremblant alors d'une subite épouvante, Énée saisit son glaive et en présente la pointe acérée aux monstres qui l'obsèdent ; et, si sa docte compagne ne l'avertissait que ce sont des âmes ténues, sans corps, qui volettent sous une enveloppe sans consistance, il se ruerait sur elles et pourfendrait vainement des ombres avec son glaive. De là part une route qui mène aux ondes de l'Achéron du Tartare [...]. Là toute une foule se ruait à flots pressés sur la rive : mères, époux, héros magnanimes dont le corps a fourni la carrière de la vie, enfants, jeunes filles qui ne connurent point les noces, jeunes gens qui furent placés sur le bûcher devant les yeux de leurs parents; aussi nombreux que les feuilles qui tournoient et tombent dans les bois au premier froid de l'automne; aussi nombreux que les oiseaux qui se rassemblent, venant de la haute mer, sur le continent, quand la froide saison les fait fuir à travers l'océan et les chasse vers les terres de soleil. Dressés, ils demandaient tous à passer les premiers, et tendaient les mains dans leur avidité d'atteindre l'autre rive. Mais le triste nocher prend tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, et repousse loin du rivage ceux qu'il a écartés.

 

 

Dante, L'Enfer, XIIIe siècle.

La Divine Comédie, que le poète italien compose à la fin du XIIIe siècle, est surtout inspirée de l’Énéide de Virgile : mais cette fois, guidé par Virgile lui-même, c’est le poète lui-même qui est le sujet de sa propre odyssée. Son périple dans l’au-delà est à la fois épique, littéraire et philosophique : finalement sauvé par l’amour, il est en quête du savoir absolu.

 

Chant premier [...] "Es-tu donc ce Virgile et cette source qui répandis si grand fleuve de langage ?" lui répondis-je, avec la honte au front. "Ô lumière et honneur de tous les poètes, que m'aident la longue étude et le grand amour qui m'ont ait chercher ton ouvrage. Tu es mon maître et mon auteur Tu es le seul où j'ai puisé Le beau style qui m'a fait honneur.
[ Virgile accepte alors de guider Dante, et lui dit : ] Donc pour ton mieux je pense et je dispose Que tut me suives, et je serai ton guide, Et je te tirerai d'ici vers un lieu éternel, Où tu entendras les cris désespérés; Tu verras les antiques esprits dolents Qui chacun crie à la seconde mort; Et tu verras ceux qui sont contents Dans le feu, parce qu'ils espèrent venir Un jour futur aux gens heureux. Et si tu veux ensuite monter vers eux Une âme se trouvera, bien plus digne que moi : A elle je te laisserai à mon départ; Car cet empereur qui est là-haut, Comme je fus rebelle à sa loi, Ne veut pas qu'on vienne par moi à sa cité. En tous lieux il gouverne, et là il règne : Là est sa ville et son haut siège. Ô bienheureux celai qu'il y choisit !" Et moi, à lui : "Poète, le te prie, Par ce Dieu que tu n'as pas connu, Pour que je fuie ce mal et pire, Que tu me mènes là où tu as dit, En sorte que je voie la porte de saint Pierre, Et ceux que tu décris si emplis de tristesse."

 

 

Théophile Gautier, La Comédie de la mort (1838).

Le poète Théophile Gautier désigne, par le titre de son long poème, son texte comme une réécriture directe de celui de Dante. Son guide féminin est une jeune morte, figure idéale de la Beauté, qui illustre sa théorie de l’œuvre d’art, fondamentalement inutile et esthétiquement parfaite : "l’Art pour l’Art".

 

À travers les soupirs, les plaintes et le râle Poursuivons jusqu'au bout la funèbre spirale De ses détours maudits. Notre guide n'est pas Virgile le poète, La Béatrix vers nous ne penche pas la tête Du fond du paradis.
Pour guide nous avons une vierge au teint pâle Qui jamais ne reçut le baiser d'or du hâle Des lèvres du soleil. Sa joue est sans couleur et sa bouche bleuâtre, Le bouton de sa gorge est blanc comme l'albâtre, Au lieu d'être vermeil.
Un souffle fait plier sa taille délicate ; Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l'agate, Pendent languissamment ; Sa main laisse échapper une fleur qui se fane, Et, ployée à son dos, son aile diaphane Reste sans mouvement.
Plus sombres que la nuit, plus fixes que la pierre, Sous leur sourcil d'ébène et leur longue paupière Luisent ses deux grands yeux, Comme l'eau du Léthé qui va muette et noire, Ses cheveux débordés baignent sa chair d'ivoire À flots silencieux. [...]
Sur le pas de ce guide au visage impassible. Nous marchons en suivant la spirale terrible Vers le but inconnu, Par un enfer visant sans caverne ni gouffre, Sans bitume enflammé, sans mers aux flots de soufre, Sans Belzébuth cornu.

 

 

Émile Zola, Germinal (1885)

Émile Zola, fondateur et théoricien du naturalisme, enrichit le réalisme de ses romans par un recours aux symboles et aux métaphores. Loin de l’atmosphère fantastique des textes-source, cette réécriture montre l’univers contemporain de la mine comme un véritable "enfer".

 

Dans la cheminée. Catherine et Étienne s'attardèrent, taudis que les haveurs glissaient jusqu'en bas. C'était une rencontre, la petite Lydie, arrêtée au milieu d'une voie pour les laisser passer, et qui leur racontait une disparition de la Mouquette, prise d'un tel saignement de nez que depuis une heure elle était allée se tremper la figure quelque part, on ne savait pas où. Puis, quand ils la quittèrent, l'enfant poussa de nouveau sa berline, éreintée, boueuse, raidissant ses bras et ses jambes d'insecte, pareille à une maigre fourmi noire en lutte contre un fardeau trop lourd. Eux, dévalaient sur le dos, aplatissaient leurs épaules, de peur de s'arracher la peau du front ; et ils litaient si raide, le long de la roche polie par tous les derrières des chantiers, qu'ils devaient de temps à autre, se retenir aux bois, pour que leurs fesses ne prissent pas feu, disaient-ils en plaisantant.

En bas, ils se trouvèrent seuls. Des étoiles rouges disparaissaient au loin, à un coude de la galerie. Leur gaieté tomba, ils se mirent en marche d'un pas lourd de fatigue, elle devant, lui derrière. Les lampes charbonnaient, il la voyait à peine, noyée d'une sorte de brouillard fumeux. [...]

Maintenant, autour d'eux, la vie souterraine grondait, avec le continuel passage des porions, le va-et-vient des trains, emportés au trot des chevaux. Sans cesse, des lampes étoilaient la nuit. Ils devaient s'effacer contre la roche, laisser la voie à des ombres d'hommes et de bêtes, dont ils recevaient l'haleine au visage. Jeanlin, courant pieds nus derrière son train, leur cria une méchanceté qu'ils n'entendirent pas, dans le tonnerre des roues. Ils allaient toujours, elle silencieuse à présent, lui ne reconnaissant pas les carrefours ni les rues du matin, s'imaginant qu'elle le perdait de plus en plus sous la terre; et ce dont il souffrait surtout, c'était du froid, un froid grandissant qui l'avait pris au sortir de la taille, et qui le faisait grelotter davantage, à mesure qu'il se rapprochait du puits. Entre les muraillements étroits, la colonne d'air soufflait de nouveau en tempête. Ils désespéraient d'arriver jamais, lorsque, brusquement, ils se trouvèrent dans la salle de l'accrochage.

Chaval leur jeta un regard oblique, la bouche froncée de méfiance. Les autres étaient là, en sueur, dans le courant glacé, muets comme lui, ravalant des grondements de colère. Ils arrivaient trop tôt, on refusait de les remonter avant une demi-heure, d'autant plus qu'on faisait des manœuvres compliquées, pour la descente d'un cheval. Les chargeurs emballaient encore des berlines, avec un bruit assourdissant de ferrailles remuées, et les cages s'envolaient, disparaissaient dans la pluie battante qui tombait du trou noir. En bas, le bougnou, un puisard de dix mètres, empli de ce ruissellement, exhalait lui aussi son humidité vaseuse. Des hommes tournaient sans cesse autour du puits, tiraient les cordes des signaux, pesaient sur les bras des leviers, au milieu de cette poussière d'eau dont leurs vêtements se trempaient. La clarté rougeâtre des trois lampes à feu libre, découpant de grandes ombres mouvantes, donnait à cette salle souterraine un air de caverne scélérate, quelque forge de bandits, voisine d'un torrent. [...] Cependant, les manœuvres continuaient dans le puits, le marteau des signaux avait tapé quatre coups, on descendait le cheval ; et c'était toujours une émotion, car il arrivait parfais que la bête, saisie d'une telle épouvante, débarquait morte. En haut, lié dans un filet, il se débattait éperdument; puis, dès qu'il sentait le sol manquer sous lui, il restait compte pétrifié, il disparaissait, sans un frémissement de la peau, l'œil agrandi et fixe. Celui-ci étant trop gros pour passer entre les guides, on avait dû, en l'accrochant au-dessous de la cage, lui rabattre et lui attacher la tête sur le flanc. La descente dura près de trois minutes, on ralentissait la machine par précaution. Aussi, en bas, l'émotion grandissait-elle. Quoi donc ? Est-ce qu’on allait le laisser en route, pendu dans le noir ? Enfin, il parut, avec son immobilité de pierre, son œil fixe, dilaté de terreur. C'était un cheval bai, de trois ans à peine, nommé Trompette.

Attention ! criait le père Mouque, chargé de le recevoir. Amenez-le, ne le détachez pas encore.

Bientôt, Trompette fut couché sur les dalles de fonte, comme une masse. Il ne bougeait toujours pas, il semblait dans le cauchemar de ce trou obscur, infini, de cette salle profonde, retentissante de vacarme. On commençait à le délier, lorsque Bataille, dételé depuis un instant, s'approcha, allongea le cou pour flairer ce compagnon, qui tombait ainsi de la terre. Les ouvriers élargirent le cercle en plaisantant. Eh bien ! quelle bonne odeur lui trouvait-il ? Mais Bataille s'animait, sourd aux moqueries. Il lui trouvait sans doute la bonne odeur du grand air, l'odeur oubliée du soleil dans les herbes. Et il éclata tout à coup d'un hennissement sonore, d'une musique d'allégresse, où il semblait y avoir l'attendrissement d'un sanglot. C'était la bienvenue, la joie de ces choses anciennes dont une bouffée lui arrivait, la mélancolie de ce prisonnier de plus qui ne remonterait que mort.

Ah ! cet animal de Bataille ! criaient les ouvriers égayés par ces farces de leur favori. Le voilà qui cause avec le camarade. Trompette, délié, ne bougeait toujours pas. Il demeurait sur le flanc, comme s'il eût continué à sentir le filet l'étreindre, garrotté par la peur. Enfin, on le mit debout d'un coup de fouet, étourdi, les membres secoués d'un grand frisson. Et le père Mouque emmena les deux bêtes qui fraternisaient.

 

 

Gérard Genette, Palimpsestes (1982).

Gérard Genette est un des grands critiques français contemporains. Fondateur de la narratologie, il s’intéresse notamment aux relations d’intertextualité entretenus par les textes littéraires. Il crée le terme d’hypertextualité, qui désigne "toute relation reliant un texte B (hypertexte) à un texte antérieur A (hypotexte), à l’exclusion du commentaire".

 

[…] l'Odyssée est bien [...] une œuvre hypertextuelle, et, symbolique, la première en date que nous puissions pleinement recevoir et apprécier comme telle. Son caractère second est inscrit dans son sujet même, qui est une sorte d'épilogue partiel de l'Iliade, d’où ces renvois et allusions constants, qui supposent clairement que le lecteur de l'une doit avoir déjà lu l'autre. Ulysse lui-même est constamment dans une situation seconde : on parle sans cesse de lui devant lui sans le reconnaître, et chez les Phéaciens il peut entendre ses propres exploits chantés par Démodokos, ou bien il raconte lui-même ses aventures, si bien qu'une grande part de l'œuvre (récits chez Alkinoos) est comme rétrospective à l'égard d'elle-même : en fait, l'essentiel de ce qui traite des aventures d'Ulysse proprement dites, le reste en étant plutôt comme l'épilogue : retour et vengeance finale. Et ce récit à la structure complexe et comme tournoyante pose quelques problèmes de jointure : nous ayons deux récits du séjour chez Calypso, du départ et de la tempête (au chant V par Homère, au chant XII par Ulysse), et nous ayons failli en avoir un troisième au chant. XII, à la fin du récit d'Ulysse; cette insistance rend l'épisode omniprésent, et provoque d'avance sa reprise par Fénelon — comme le voyage de Télémaque, qui amorce lui aussi un redoublement de l'action. Ajoutons-y les diverses occasions où Ulysse déguisé raconte des aventures imaginaires et se mentionne lui-même comme un autre qu'il aurait connu. Et les épisodes annoncés par prophétie (Protée, Tirésias, Circé), et donc encore racontés deux fois – d'où une certaine confusion narrative qui trouble et disloque notre mémoire du récit ("où se trouve tel épisode?"), et qui fait un peu plus qu'autoriser les reprises ironiques, soupçonneuses, volontairement vertigineuses d'un Giraudoux, d'un Joyce, d'un Giono, d'un John Barth. L’Odyssée n'est pas pour rien la cible favorite de l'écriture hypertextuelle.

 

 

BAC

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Date de dernière mise à jour : 11/11/2018

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