Examiner philosophiquement l'opinion avec Spinoza

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Examiner philosophiquement l'opinion avec Spinoza
 

Spinoza – étude des lettres sur les spectres et les esprits


 

Spinoza,  Correspondance épistolaire Spinoza – Boxel, Lettres 51 et 52

Lettre 51

Au très pénétrant B. de Spinoza, philosophe

Hugo Boxel, docteur en droit

Gorcum, le 14 septembre 1674

Monsieur,

 Voici le motif pour lequel je vous écris : je désirerais connaître votre opinion sur les apparitions, sur les spectres et les esprits. En existe-t-il ? Qu’en pensez-vous ? Combien de temps leur existence dure-t-elle ? Les uns sont d’avis qu’ils sont immortels, et les autres disent qu’ils sont sujets à la mort. Dans le doute où je suis, il me serait très précieux que vous puissiez m’en instruire davantage.

 Il est certain, cependant que les Anciens ont cru à l’existence des esprits, et que les théologiens et les philosophes modernes croient encore, à présent, qu’il existe des créatures de ce genre, bien qu’ils ne s’accordent pas sur ce que peut être leur essence. Les uns affirment qu’ils sont composés d’une matière très fine et très subtile, les autres soutiennent que ce sont des esprits purs.

 Mais peut-être, comme je l’ai dit en commençant, différons-nous beaucoup à cet égard, car je doute que vous m’accordiez qu’il existe de tels esprits ; quoique vous n’ignoriez pas que l’on trouve dans l’Antiquité tant d’exemples et d’histoires de ce genre, qu’il est vraiment difficile ou de les nier, ou de les révoquer en doute.

 S’il est certain que vous reconnaissez l’existence des spectres, vous ne croirez cependant pas que certains d’entre eux sont les âmes des morts, ainsi que l’accordent les défenseurs de la religion romaine.

 Je m’arrête ici, attendant votre réponse. Je ne vous dirai rien ni de la guerre ni des bruits qui courent, car nous vivons dans des temps, etc.

 Adieu !

Lettre 52

A monsieur Hugo Boxel

Baruch de Spinoza

Réponse à la précédente

La Haye, septembre 1674

Monsieur,

Votre lettre, que j’ai reçue hier, m’a fait grand plaisir, tant parce que je désirais avoir de vos nouvelles, que parce que je vois que vous ne m’avez pas tout à fait oublié.

 Certaines personnes prendraient peut-être comme un mauvais augure que les esprits aient été l’occasion qui vous ait fait m’écrire. Pour moi, au contraire, je considère ce qu’il y a d’important dans la chose, et j’estime que non seulement les choses vraies, mais encore les chimères et les produits de l’imagination peuvent m’être de quelque utilité.

 Laissons de côté la question de savoir si les spectres sont des illusions et des fantômes de l’imagination, puisque non seulement les nier, mais encore en douter, est une énormité, pour vous, du fait de toutes les histoires racontées par les Anciens et les Modernes, histoires qui vous ont pleinement convaincu.

 La grande estime et la considération que j’ai toujours eues et que j’ai encore pour vous ne me permettent pas de vous contredire, et bien moins encore de vous flatter. Le moyen terme que j’emploierai est celui-ci : entre tant d’histoires de spectres que vous avez lues, veuillez en choisir une ou deux, desquelles l’on ne puisse douter en aucune façon, et qui montrent de la manière la plus évidente qu’il y a des spectres. Car, à dire vrai, je n’ai jamais lu un auteur digne de foi qui fît voir clairement qu’il en existe. Et, jusqu’ici, j’ignore ce qu’ils sont, et personne n’a jamais pu me le dire.

 Il est certain, cependant, qu’une chose que l’expérience montre manifestement, nous devrions savoir ce qu’elle est ; autrement, nous aurions beaucoup de peine à conclure d’une histoire quelconque qu’il existe bien des spectres. On conclut, en effet, qu’il y a quelque chose, mais personne en sait ce que c’est que cette chose. Si les philosophes veulent appeler « spectres » ce que nous ignorons, je n’y contredirai pas, parce qu’il y a une infinité de choses qui me sont inconnues.

 Enfin, monsieur, avant de m’expliquer plus au long sur cette matière, dites-moi, je vous prie, ce que sont ces spectres ou ces esprits ? Sont-ce des enfants, des innocents ou des insensés ? Car ce que j’en ai entendu dire convient à des individus privés de raison, bien plus qu’à des êtres jouissant de leur bon sens, et ressemble, pour interpréter la chose au meilleur sens, à de vaines puérilités, ou aux divertissements des plus simples d’esprits.

 Avant de finir, je veux vous faire remarquer ceci : c’est le désir qui motive la plupart des hommes à raconter les choses, non comme elles sont réellement, mais comme ils désirent qu’elles soient, et c’est l’espérance qu’ils nourrissent de se faire connaître par des narrations de spectres et d’esprits bien plus facilement que par des récits sérieux qui nourrit de tels récits.

 Quelle est la raison principale de ce fait ? La voici, à mon avis : les histoires de ce genre n’ayant d’autres témoins que leurs narrateurs, les inventeurs y peuvent ajouter ou retrancher, tout à leur fantaisie, les circonstances qui leur paraissent les plus favorables ou les moins avantageuses, sans craindre que qui que ce soit ne les contredise. Ainsi, l’un inventera de ces histoires pour justifier, à ses yeux, la terreur qu’il a ressentie de songes et de visions. Un autre en forgera pour étayer son audace et son courage, ou pour consolider son autorité et l’opinion que l’on va avoir de lui.

 Outre ces raisons, j’en ai trouvé d’autres qui me poussent à douter, sinon des histoires elles-mêmes, tout au moins des circonstances qui y sont rapportées, et qui contribuent puissamment à la conclusion qu’il faut s’efforcer de déduire de ces histoires.

 Je m’arrête ici, jusqu’à ce que je connaisse qu’elles sont ces histoires qui vous ont convaincu à tel point qu’en douter vous semble une absurdité, etc.


Spinoza

Spinoza, plan des lettres sur les spectres et les esprits

Plan des lettres

Lettre 51 – Boxel à Spinoza

1) Questionnement sur a) l’existence des spectres ; b) leur durée d’existence.

2) Argument d’autorité : beaucoup de doctes croient – vaut certitude pour Boxel. Mais conflit / leur essence : que sont-ils ? Etres matériels ou spirituels ?

Lettre 52 – Spinoza à Boxel

1) Problème de l’argument d’autorité : a) absence d’auteur digne de foi pour voir clairement qu’il existe des spectres ; b) ignorance / leur essence.

2) Distinction ouï-dire / expérience. Expérience et évidence. Surnaturel et obscurité. L’expérience du surnaturel prouve la présence de quelque chose d’inconnu. Rappel des limites de la connaissance humaine et principe méthodologique : ne pas conclure de l’inconnu à la présence d’un être imaginaire.

3) Que seraient ces spectres ? Simples esprits ?

  1. Changement de perspective : les récits / surnaturels ont pour cause le désir de

  2. a) raconter les choses comme on désire qu’elles soient = projections imaginaires des hommes

  3. b) se faire reconnaître.

Notions : la raison et le réel, théorie et expérience, la perception, la démonstration, le langage, la religion, le désir.
 

Quel est l’intérêt de ces lettres?

L'intérêt de parler des spectres touche à la question de l'existence de toute forme de surnaturel. Cela montre l'enracinement de la croyance surnaturelle dans le désir de l'homme.

En outre on touche à la question des limites de la connaissance humaine.

 

Analyse des lettres

I. Lettre 51 de Boxel à Spinoza : position du problème 

. « Voici le motif pour lequel je vous écris : je désirerais connaître votre opinion sur les apparitions, sur les spectres et les esprits. En existe-t-il ? Qu’en pensez-vous ? Combien de temps leur existence dure-t-elle ? Les uns sont d’avis qu’ils sont immortels, et les autres disent qu’ils sont sujets à la mort. Dans le doute où je suis, il me serait très précieux que vous puissiez m’en instruire davantage. »

  • question de l’existence des spectres

  • durée de leur existence

  • doute sur l'essence des spectres

. « Il est certain, cependant que les Anciens ont cru à l’existence des esprits, et que les théologiens et les philosophes modernes croient encore, à présent, qu’il existe des créatures de ce genre, bien qu’ils ne s’accordent pas sur ce que peut être leur essence. Les uns affirment qu’ils sont composés d’une matière très fine et très subtile, les autres soutiennent que ce sont des esprits purs.

Conflit entre théologiens et philosophes

Les spectres sont-ils corporels ou spirituels ?

«  Mais peut-être, comme je l’ai dit en commençant, différons-nous beaucoup à cet égard, car je doute que vous m’accordiez qu’il existe de tels esprits ; quoique vous n’ignoriez pas que l’on trouve dans l’Antiquité tant d’exemples et d’histoires de ce genre, qu’il est vraiment difficile ou de les nier, ou de les révoquer en doute ».

.  Argument d’autorité : Boxel va, du début à la fin, constamment user d’un tel type d’argument. « Les Anciens » posent l’existence du surnaturel = on ne peut en douter. Cet argument vaut pour Boxel comme une preuve.

«  S’il est certain que vous reconnaissez l’existence des spectres, vous ne croirez cependant pas que certains d’entre eux sont les âmes des morts, ainsi que l’accordent les défenseurs de la religion romaine. »

Boxel juge du réel, de l'irréel, du possible et de l'impossible à partir de principes infondés.

Deux questions restent à ce stade explicitement posées : les spectres existent-ils ? Et si oui, quel est leur essence (que sont-ils?)

II. Lettre 52 – Spinoza à Boxel

Spinoza ne rejette pas la question de Boxel. Spinoza se positionne hors de la croyance

Le moyen terme que j’emploierai est celui-ci : entre tant d’histoires de spectres que vous avez lues, veuillez en choisir une ou deux, desquelles l’on ne puisse douter en aucune façon, et qui montrent de la manière la plus évidente qu’il y a des spectres. Car, à dire vrai, je n’ai jamais lu un auteur digne de foi qui fît voir clairement qu’il en existe »

un principe méthodologique, un ensemble de règles du bien penser

Il faudra montrer que de telles règles sont la condition même d’un accès à la vérité – leur défaut engendrant erreurs et errance.

. Sur quoi se fonde donc la position de Boxel ? S’il affirme l’existence des spectres c’est à partir de deux positions qu’il faut mettre en lumière afin d’analyser leur validité.

Deux positions

A) un principe d’autorité envers des auteurs reconnus

B) des histoires racontées par ces auteurs

qu’est-ce que - et que vaut – un argument d’autorité?

Boxel ne cesse de faire appel à l’autorité des Anciens afin d’établir l’existence des spectres. Qu’est-ce donc qu’un argument d’autorité ? C’est une « connaissance par ouï-dire » (Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement - TRE) qui se prétend validée parce qu’elle a pour source des auteurs dont on (qui ?) ne peut douter

La « connaissance par ouï-dire » est une connaissance sans preuve

l’incapacité d’en rendre raison me force, sans aucune possibilité de preuve, à croire tout ou à rejeter tout.

Est-il vrai qu’il existe des spectres ? Certains le disent et je ne peux que le croire ou bien le refuser.

Si, en effet, je ne peux, sur la base du seul récit, que croire tout ou refuser tout c’est parce que le récit en lui-même ne peut apporter la preuve de sa vérité.


 

Qu’est-ce en effet qu’un récit – et, par exemple, un récit de spectres ? C’est un ensemble ordonné de significations imaginaires = Donc absence de preuves.

Quelles sont donc ici les sources d’autorité auxquelles se fie et ne se fie pas Boxel ?

les « Anciens » font autorité pour lui.


 

« Le moyen terme que j’emploierai est celui-ci : entre tant d’histoires de spectres que vous avez lues, veuillez en choisir une ou deux, desquelles l’on ne puisse douter en aucune façon, et qui montrent de la manière la plus évidente qu’il y a des spectres ».

« il y a des spectres » -  exclut la possibilité d’une discussion

il faut des raisons pour l’affirmer au-delà de la seule référence à l’autorité des anciens. Mais la quantité n'est pas un argument (quantité d'histoires = connaissances par ouie dire).

sur la base de l’expérience racontée – en faisant a priori confiance à l’auteur - la seule interprétation possible du phénomène est-elle l’existence de spectres ou bien y a-t-il d’autres possibilités ? d’autres interprétations sont possibles (illusion, hallucination, cause inconnue…


 

s’il n’y a d’un côté et de l’autre pas de preuves convaincantes, comment se fait-il que l’un croit et que l’autre refuse ? Ne s’agit-il de l’un et de l’autre côté que de l’arbitraire de croyances


 

 « Car, à dire vrai, je n’ai jamais lu un auteur digne de foi qui fît voir clairement qu’il en existe. Et, jusqu’ici, j’ignore ce qu’ils sont, et personne n’a jamais pu me le dire »

. Rappelons que la connaissance par ouï-dire est par elle-même incapable de prouver une existence : on ne peut donc savoir sur le seul dire d’auteurs s’il existe des spectres. D’autant que Spinoza les juge indigne de foi c'est-à-dire doute soit de leur sincérité, soit de leur compétence.

= DOUTE

absence de clarté des propos sur le surnaturel

un spectre, est-il l’âme des morts ? Une matière subtile ? Un pur esprit ?

EXIGENCE DE CLARTE

Les spectres ne sont ni clairement conçus ni clairement perçus. Donc aucune preuve de l'existence ou de la non existence

Critère de vérité : la clarté et la distinction

Descartes « ce qui est clair et distinct ne peut être faux ».


 

«  Il est certain, cependant, qu’une chose que l’expérience montre manifestement, nous devrions savoir ce qu’elle est ; autrement, nous aurions beaucoup de peine à conclure d’une histoire quelconque qu’il existe bien des spectres. On conclut, en effet, qu’il y a quelque chose, mais personne ne sait ce que c’est que cette chose. Si les philosophes veulent appeler « spectres » ce que nous ignorons, je n’y contredirai pas, parce qu’il y a une infinité de choses qui me sont inconnues »

question de connaître l’essence (ce qu’est) des spectres : matière subtile ? âme des morts ? hallucination… ? Donnant lieu à diverses interprétations sans possibilité d’une preuve convaincante, le phénomène apparaît indéterminé, sa nature incertaine.

 

Toute perception est une lecture interprétative du réel

Imagination : nous posons par l’imagination l’existence de ce qui la dépasse : imagination et interprétation.

Conclusion

ON NE PEUT RAISONNABLEMENT CROIRE A L'EXISTENCE DE SPECTRES

 

 

il présuppose l'existence des spectres, et cherche moins à connaître la vérité sur leur nature qu'à connaître l'avis de Spinoza sur la question. Il cherche en fait auprès de Spinoza la confirmation de ses croyances.

Ainsi, le discours de Boxel est représentatif de l'opinion. Il ne fait aucun travail rationnel, il se range du côté des savants, les anciens et fait valoir son argument d'autorité.

Spinoza refuse cette façon de voir, il refuse de croire et de s'en remettre au « on dit ». La première phrase de la lettre de Spinoza :

«J'userai d'un moyen terme.... » = soit les fantômes existent, soit ils n'existent pas. Il va faire appel à la réflexion de Boxel et tente de faire un travail de recherche personnel et rationnel.


 

De" je dois vous avouer..." jusqu'à" ce qu'elle est": Spinoza montre qu'il n'y a aucune preuve de l'existence des fantômes et que l'on ne peut donc rien en dire.

De " Avant de finir..." jusqu'à la fin du texte = la croyance aux spectres n'est qu'un cas particulier d'un phénomène général: les hommes voient les choses non telles qu'elles sont mais telles qu' ils voudraient qu'elles soient.

Alors que l'opinion s'arrête aux apparences, la philosophie cherche à découvrir la vérité et à apporter du sens

 

 

BAC

Date de dernière mise à jour : 28/07/2021

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