Bachelard, la formation des concepts scientifiques

 

DNBAC

LA FORMATION DES CONCEPTS SCIENTIFIQUES

La connaissance scientifique

Selon Bachelard, entre la connaissance vulgaire et la scientifique, il se produirait une mutation brusque et pas seulement un changement.

 

La science

Le mot science vient du latin scientia qui désigne le caractère ou la propriété de celui qui sait ; scire : savoir. Il y a donc un caractère subjectif dans l’origine étymologique du terme.

Définitions

Subjectivement, la science consiste dans le fait de savoir ou de connaître. Objectivement, au sens large, elle est l’ensemble des connaissances scientifiques. Au sens strict, c’est l’ensemble de vérités générales constituant un système organisé et se rapportant à un même objet.

 

Toute connaissance exige un concept.

- Le concept est considéré comme une notion générale formée par abstraction. C’est un outil qui organise le réel, qui introduit l’unité dans la diversité phénoménale. Il rassemble les matériaux sensibles et les phénomènes, il les ordonne, ainsi que toutes les données de l’expérience possible. C’est donc un instrument privilégié de la connaissance.

- Pour A. Comte, parce que le concept scientifique permet de prévoir, il permet d’agir.

- Pour Einstein, il représente une création libre de l’esprit humain. Il rend la réalité intelligible.

- Stranger évoque l’unanimité qu’il fait régner. Le concept scientifique dégage un modèle, une construction théorique. Il est commun à la société scientifique. Il ne serait d’ailleurs pas l’œuvre d’un sujet séparé, mais produit par la communauté scientifique.

 

 

ASPECTS DU CONCEPT SCIENTIFIQUE

Comment se crée et se transforme le concept scientifique ?

Comment comprendre sa genèse ? Est-il donné ou construit ? Est-il le fruit d’une évolution ou est-il trouvé brutalement ?

 

1) Crises et ruptures

Pour Bachelard et Kuhn, le concept scientifique est inséparable dans sa formation des ruptures, dans le savoir. Pour eux chaque rupture est une avancée de la connaissance, c’est la naissance d’un nouveau concept, ou plus exactement d’un ancien concept à un nouveau. C’est ce que Bachelard appelle la coupure épistémologique. Cf. l’exemple d’Einstein.

Bachelard a donc profondément renouvelé l’épistémologie en affirmant que la vie de la science est une vie de rupture et de surgissement de problèmes nouveaux.

Le concept scientifique est donc élaboré à travers des crises. Sa construction est discontinue, et se fait au moyen de victoires sur les obstacle épistémologiques. Il s’agit donc de considérer ce qui bloque l’esprit scientifique.

 

2) Les obstacles épistémologiques

la notion d'obstacle épistémologique

«... c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit humain: c'est dans l'acte même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est là que nous montrerons des causes de stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais im­médiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n'est jamais « ce qu'on pourrait croire » mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l' appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellec­tuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en dé­truisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. (...)»

G. Bachelard

La formation de l'esprit scientifique

 

Par quoi est donc bloqué l’esprit scientifique ?

Bachelard explique que le concept scientifique n’est pas donné immédiatement, il n’est pas le fruit d’une contemplation. Il est le produit d’une construction, d’une élaboration permanente. Il est créé par des rectifications, des critiques et des remaniements incessants. Une opération scientifique est sans cesse réitérée.

Ainsi le concept scientifique se dégage à partir des obstacles épistémologiques. Quels sont-ils ? En fait, ils se rattachent tous au préjugé. La connaissance scientifique ne s’élabore donc qu’en effectuant une rupture complète avec ce que nous avons tendance à admettre spontanément :

« Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés. » (Bachelard)

Les obstacles épistémologiques désignent l’ensembles des éléments internes à la mentalité immédiates. Ils freinent l’accès à une démarche objective et rigoureuse. Il s’agit de parvenir à une « psychanalyse de la connaissance. »

 

a. L’expérience première

 

1.1 L'expérience première…

On ne peut guère s'imaginer aujourd'hui le prodigieux intérêt soulevé au XVlIle siècle par les phénomènes de la bouteille électrique. Pour Tibere Cavallo, la grande découverte faite « dans l'année mémorable 1745 de cette merveilleuse bouteille » « donna à l'Electricité une face toute nouvelle )

Quand aujourd'hui, par récurrence, on retrouve dans la bouteille de Leyde les caractéristiques d'un condensateur, on oublie que ce condensateur fut primitivement une véritable bouteille, un objet de la vie commune. Sans doute, cette bouteille avait des particularités qui devaient embarrasser un esprit attentif aux significations communes; mais la psychanalyse des significations n'est pas aussi facile que le postulent les esprits scientifiques sûrs de leur instruction. En fait, la notion de capacité est une notion difficile à enseigner à de jeunes esprits et sur ce point, comme sur tant d'autres, I' historicité accumule les difficultés pédagogiques. Essayons de voir au travail un esprit réfléchi qui s'instruit dans un laboratoire du XVlile siècle.

N'oublions pas d'abord les idées claires, les idées qu'on comprend tout de suite. Par exemple, que l'armature interne soit terminée par un crochet, voilà qui est bien naturel puisqu'on doit suspendre la bouteille à la barre de cuivre de la machine de Ramsden. Et puis cette chaîne de cuivre qui va du crochet aux feuilles métalliques qui tapissent l'intérieur de la bouteille, on en comprend facilement le rôle en un siècle où l'on sait déjà que les métaux sont les meilleurs conducteurs de l'électricité. Cette chaîne est le principe concret de la conduction électrique. Elle fournit un sens électriquement concret à la locution abstraite: faire la chaîne pour transmettre entre dix personnes le coup électrique. Le crochet, la chaîne métallique, la chaîne des mains qui sentiront la commotion, voilà des éléments facilement intégrés dans l'image facile de la bouteille électrique [...] En fait, sur l'exemple si simple que nous proposons, on peut voir combien l'intégration facile entraîne de pensées obscures qui s'associent aux pauvres idées trop claires que nous énumérons. Ainsi se forme une monstruosité pseudo-scientifique que la culture scientifique devra psychanalyser.

Un mot suffit pour désigner la monstruosité qui prolifère dans Ic domaine des fausses explications de la connaissance vulgaire la bouteille de Leyde n'est pas une bouteille. Elie n'a aucune, absolument aucune, des fonctions de bouteille. Entre une bouteille de Leyde et une bouteille de Schiedam, il y a la même hétérogénéité qu'entre un chien de chasse et un chien de fusil .

 

 

Les trois obstacles subjectifs du progrès des sciences

Premier obstacle : l'expérience première

« ...en lisant les nombreux livres consacrés à la science électrique au XVIIIe siècle, le lecteur moderne se rendra compte, selon nous, de la difficulté qu'on a eue à abandonner le pittoresque de l'observation première, à décolorer le phénomène électrique, à débarrasser l'expé­rience de ses traits parasites, de ses aspects irréguliers. Il apparaîtra alors nettement que la première emprise empirique ne donne même la pas le juste dessin des phénomènes, même pas une description bien ordonnée, bien hiérarchique des phénomènes. (...)

La pensée préscientifique ne s'acharne pas à l'étude d'un phéno­mène bien circonscrit. Elle cherche non pas la variation mais la variété. Et c'est là un trait particulièrement caractéristique :

La recherche de la variété entraîne l'esprit d'un objet à un autre, sans méthode; I'esprit ne vise alors que l'extension des concepts; la recherche de la variation s'attache à un phénomène particulier, elle essaie d'en objectiver toutes les variables, d'éprouver la sensibilité des variables. Elle enrichit la compréhension du concept et prépare la mathématisation de l'expérience. Mais voyons l'esprit préscientifique en quête de variété. Il suffit de parcourir les premiers livres sur l'élec­tricité pour être frappé du caractère hétéroclite des objets où l'on recherche les propriétés électriques. Non pas qu'on fasse de l'électri­cité une propriété générale: d'une marnière paradoxale, on la tient à la fois pour une propriété exceptionnelle mais attachée aux substances les plus diverses. Au premier rang—naturellement—les pierres pré­cieuses; puis le soufre, les résidus de calcination et de distillation, les bélemnites*, les fumées, la flamme. On cherche à mettre en liaison la propriété électrique et les propriétés de premier aspect. Ayant fait le catalogue des substances susceptibles d'être électrisées, Boulanger en tire la conclusion que « les substances les plus cassantes et les plus transparentes sont toujours les plus électriques » . (...)

A cette construction scientifique tout entière en juxtaposition, cha­cun peut apporter sa pierre. L'histoire est là pour nous montrer l'en­gouement pour l'électricité. Tout le monde s'y intéresse, même le Roi. Dans une expérience de gala l'abbé Nollet « donna la commotion en présence du Roi, à cent quatre-vingts de ses gardes; et dans le couvent des Chartreux de Paris, toute la communauté forma une ligne de 900 toises, au moyen d'un fil de fer entre chaque personne... et toute la compagnie, lorsqu'on déchargea la bouteille, fit un tressaillement subit dans le même instant, et tous sentirent le coup également » . L'expé­rience, cette fois, reçoit son nom du public que la contemple: « si plusieurs personnes en cercle reçoivent le choc, on appelle l'expé­rience, les Conjurés ». (...)

Au XVIIIe siècle, la science intéresse tout homme cultivé. On croit d'instinct qu'un cabinet d'histoire naturelle et un laboratoire se mon­tent comme une bibliothèque, au gré des occasions; on a confiance: on attend que les hasards de la trouvaille individuelle se coordonnent d'eux mêmes. La Nature n'est-t-elle pas cohérente et homogène ? (...)

Nous avons des renseignements plus détaillés sur le dîner électrique de Franklin. Priestley le raconte en ces termes. En 1748, Franklin et ses amis « tuèrent un dindon par la commotion électrique, le firent rôtir avec un tournebroche électrique, devant un feu allumé par la bouteille électrique: ensuite ils burent à la santé de tous les électri­ciens célèbres d'Angleterre, de Hollande, de France et d'Allemagne, dans des verres électrisés, et au bruit d'une décharge d'une batterie électrique » . L'abbé de Mangin raconte, comme tant d'autres, ce prestigieux dîner. Il ajoute: « Je pense que si M. Franklin faisait jamais un voyage à Paris, il ne tarderait pas à couronner son magnifi­que repas par de bon café, bien et fortement électrisé » . En 1936, un ministre inaugure un village électrifié. Lui aussi, il absorbe un dîner électrique et ne s'en trouve pas plus mal. La presse relate le fait en bonne page, à pleines colonnes, faisant ainsi la preuve que les intérêts puérils sont de tous les temps.

On sent du reste que cette science dispersée sur toute une société cultivée ne constitue pas vraiment une cité savante. Le laboratoire de Mme la Marquise du Châtelet* à Cirey-sur-Blaise, vanté dans des lettres si nombreuses, n'a absolument rien de commun, ni de près ni de loin, avec le laboratoire moderne où travaille toute une école sur un programme de recherches précis (...).

Il n'a pas d'autre cohésion que le bon gîte et la bonne table voisine. C'est un prétexte à conversation pour la veillée ou le salon (...).

Un tel public reste frivole dans le moment même où il croit se livrer à des occupations sérieuses. Il faut l'attacher en illustrant le phénomène. Loin d'aller à l'essentiel, on augmente le pittoresque: on plante des fils dans la boule de moelle de sureau pour obtenir une araignée électri­que

C'est dans un mouvement épistémologique inverse, en retour­nant vers l'abstrait, en arrachant les pattes de l'araignée électrique, que Coulomb trouvera les lois de l'électrostatique ».

Gaston Bachelard, La formation de l'esprit scientifique,

pp. 29-34

On remarquera si que la curiosité est ici la condition subjective nécessaire à l'apparition des science, dans le même temps elle en est l'obstacle. Il faut bien un sujet qui, comme le dit Diderot, se fasse "un métier d'interroger la nature". Mais la confusion entre originalité d'une observation et culte du pittoresque risque fort de faire dégénérer la science primitive en science foraine, accumulation vaine de "curiosités naturelles" dont ne se dégage véritablement aucune compréhension.

La curiosité accompagne la science tout au long de son histoire. Sans cet intérêt, point de progrès des sciences. Mais la séduction du pittoresque guette aussi : la pensée scientifique doit se discipliner en privilégiant la rigueur du concept à la séduction du phénomène, l'esprit de la variation à l'esprit de variété.

Enfin on remarquera ici aussi l'influence pernicieuse du langage qui introduit dans les observations des considérations étrangères à la science et ennemies d'une rationalisation du phénomène : remarquez le nom de l'expérience, énoncée à la manière d'un axiome…

Deuxième obstacle : la généralisation excessive

Le phénomène si spécial de la coagulation va nous montrer com­ment se constitue un mauvais thème de généralité. En 1669, l'Acadé­mie propose en ces termes une étude du fait général de la coagulation: « Il n'appartient pas à tout le monde d'être étonné de ce que le lait se caille. Ce n'est point une expérience curieuse... C'est une chose si peu extraordinaire qu'elle en est presque méprisable. Cependant un Phi­losophe y peut trouver beaucoup de matière de réflexion; plus la chose est examinée, plus elle devient merveilleuse, et c'est la science qui est alors la mère de l'admiration. L'Académie ne jugea donc pas indigne d'elle d'étudier comment la coagulation se fait; mais elle en voulut embrasser toutes les différentes espèces pour tirer plus de lumières de la comparaison des unes aux autres. » L'idéal baconien est ici assez net pour nous dispenser d'insister. Nous allons donc voir les phénomènes les plus divers, les plus hétéroclites s'incorporer sous la rubrique: coagulation. Parmi ces phénomènes, les produits complexes tirés de l'économie animale joueront, comme c'est souvent le cas, le rôle de premiers instructeurs. C'est là un des caractères de l'obstacle animiste . L'Académie étudie donc la coagulation sur le lait, le sang, le fiel, les graisses. Pour les graisses, qui figent dans nos assiettes, le refroidissement est une cause assez visible. L'Académie va alors s'oc­cuper de la solidification des métaux fondus. La congélation de l'eau est ensuite mise au rang d'une coagulation. Le passage est si naturel, il soulève si peu d'embarras, qu'on ne peut méconnaître l'action persua­sive du langage. On glisse insensiblement de la coagulation à la congé­lation .

Pour mieux connaître les congélations naturelles, on trouve « bon d'en considérer quelques-unes qui se font par art » . Du Clos rappelle, sans toutefois s'en porter garant, que « Glauber. .. parle d'un certain sel, qui a la vertu de congeler en forme de glace, non seulement l'eau commune, mais les aquosités des huiles, du vin, de la bière, de l'eau-de-vie, du vinaigre, etc. Il réduit même le bois en pierre » . Cette référence à des expériences non précisées est très caractéristique de l'esprit préscientifique. Elle marque précisément la solidarité détesta­ble de l'érudition et de la science, de l'opinion et de l'expérience.

Mais voici maintenant la généralité extrême, la généralité pédante, type évident d'une pensée qui s'admire. « Quand la sève des arbres devient bois, et que le chyle* prend dans les animaux la solidité de leurs membres, c'est par une espèce de coagulation. Elle est la plus étendue de toutes, et peut, selon M. du Clos, s'appeler transmuta­tive. » on le voit, c'est dans la région de l'extension* maxima que se produisent les erreurs les plus grossières. (...)

Inversement, I'unité phénoménale de la coagulation une fois constituée de si libre façon, on n'éprouvera que méfiance devant toute question qui proposerait des diversifications subséquentes. Cette mé­fiance des variations, cette paresse de la distinction, voilà précisément des marques du concept sclérosé ! Par exemple, on partira désormais de cette proposition bien typique d'une identification par l'aspect général: « Qu'y a-t-il de plus semblable que le lait et le sang ? » et quand, à propos de la coagulation on trouvera une légère différence entre ces deux liquides, on n'estimera pas nécessaire de s'y arrêter. « De déterminer quelle est cette qualité, c'est un détail et une précision où l'on ne peut guère entrer. » un tel dédain pour le détail, un tel mépris de la précision disent assez clairement que la pensée préscien­tifique s'est enfermée dans la connaissance générale et qu'elle veut y demeurer. Ainsi, par ses « expériences » sur la coagulation, I'Acadé­mie arrêtait les recherches fécondes. Elle ne suscitait aucun problème scientifique bien défini. »

Ibidem, pp. 55-

 

C'est une autre tendance de la subjectivité humaine qui est à l'œuvre ici : la recherche de l'unité. Elle est constitutive de notre conscience et est à l'œuvre dans l'art aussi bien que dans la science. Il n'y a pas de savoir sans idées générales, ni abstraction sans concepts "les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions. (…) Toute idée générale est purement intellectuelle ; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière." (Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité).

 

Mais cette tendance de notre subjectivité à tout ramener à l'unité est aussi un piège : si la généralisation est nécessaire au savoir, si "l'esprit ne fonctionne qu'à l'aide du discours" toute généralisation n'est pas pertinente. L'imaginaire nous pousse à construire autour d'un mot, ici la coagulation, une monstruosité conceptuelle dont la science aura à se débarrasser.

Ici encore le double jeu du langage est patent : formation de concepts scientifiques d'une part, délire globalisateur de l'autre.

- Troisième obstacle : la substantialisation

Que les corps légers s'attachent à un corps électrisé, c'est là une image immédiate—d'ailleurs bien incomplète—de certaines attrac­tions. De cette image isolée, qui ne représente qu'un moment du phénomène total et qui ne devrait être agréée dans une description correcte qu'en en fixant bien la place, I'esprit préscientifique va faire un moyen d'explication absolu, et par conséquent immédiat. Autre­ment dit, le phénomène immédiat va être pris comme le signe d'une propriété substantielle: aussitôt toute enquête scientifique sera arrê­tée; la réponse substantialiste étouffe toutes les questions. C'est ainsi qu'on attribue au fluide électrique la qualité « glutineuse, onctueuse, tenace » . « La théorie de M. Boyle sur l'attraction électrique, dit Priestley était que le corps Electrique lançait une émanation gluti­neuse, qui se saisissait des petits corps dans sa route et les rapportait avec elle dans son retour au corps d'où elle partait. » Comme ces rayons qui vont chercher les objets, ces rayons parcourus en aller et retour, sont, de toute évidence des adjonctions parasites, on voit que l'image initiale revient à considérer le bâton d'ambre électrisé comme un doigt enduit de colle.

Si l'on n'intériorisait pas cette métaphore, il n'y aurait que demi mal; on pourrait toujours se sauver en disant qu'il ne s'agit là que d'un moyen de traduire, d'exprimer le phénomène. Mais, en fait, on ne se borne pas à décrire par un mot, on explique par une pensée. On pense comme on voit, on pense ce qu'on voit: Une poussière colle à la paroi électrisée, donc l'électricité est une colle, une glu. On est alors engagé dans une mauvaise voie où les faux problèmes vont susciter des expé­riences sans valeur, dont le résultat négatif manquera même de rôle avertisseur, tant est aveuglante l'image première, I'image naïve, tant est décisive son attribution à une substance. Devant un échec de la vérification, on aura toujours l'arrière-pensée qu'une qualité substan­tielle* qui manque à apparaître reste masquée, reste occulte. L'esprit continuant à la penser comme telle deviendra peu à peu imperméable aux démentis de l'expérience. La manière dont s'exprime Priestley montre assez clairement qu'il ne met jamais en question la qualité glutineuse du fluide électrique: « Jacques Hartmann a prétendu prou­ver par expérience que l'attraction électrique était effectivement pro­duite par l'émission de particules glutineuses. Il prit deux substances électriques: savoir deux morceaux de colophane, dont il en réduisit un, par distillation, à la consistance d'un onguent noir, et le priva, par là, de son pouvoir attractif. Il dit que celui qui ne fut pas distillé retint sa substance onctueuse, au lieu que l'autre fut réduit, par distillation, à un vrai Caput mortuum*[5], et ne retint pas la moindre chose de la substance bitumineuse. En conséquence de cette hypothèse, il pense que l'ambre attire les corps légers plus puissamment que ne le font les autres substances, parce qu'il fournit plus abondamment qu'elles des émana­tions onctueuses et tenaces. » En fait, une telle expérimentation est mutilée; il lui manque précisément la partie positive. Il eût fallu examiner le produit résultant de la réfrigération des parties empyreu­matiques* de la colophane et constater que la substance électrique glutineuse, onctueuse et tenace, s'y était concentrée. C'est ce qu'on n'a pas fait, et pour cause ! on a détruit la qualité pour prouver qu'elle existait, en appliquant tout simplement une table d'absence. C'est que la conviction substantialiste est si forte qu'elle se satisfait à bon mar­ché. Cela montre aussi bien clairement que la conviction substantia­liste rend impropre à varier l'expérience. Trouverait-elle des différen­ces dans la manifestation de la qualité intime, qu'elle les expliquerait tout de suite par une intensité variable: I'ambre est plus électrique que les autres substances parce qu'il est plus riche en matière glutineuse, parce que sa colle est plus concentrée » .

Ibidem, pp.102 - 104.

 

Celle-ci , l’expérience première, constitue selon Bachelard l’obstacle premier. Il est dû à une fascination du réel et de l’immédiat, alors que cela ne peut aucunement procurer un appui sûr

. «L'esprit scientifique doit se former contre la nature, contre ce qui est, en nous et hors de nous, l'impulsion et l'intuition de la nature, contre l'entraînement naturel, contre le fait coloré et divers. L'esprit scientifique doit se former en se réformant».

b. L’obstacle animiste

Cet obstacle proviendrait d’une erreur d’interprétation. Après avoir constaté la vie dans tous les phénomènes, on leur attribuerait un principe vital, et cela serait appliquer à beaucoup de choses : courant électrique, astres, etc…

c. L’obstacle substantialiste

La croyance à la substance entrave selon Bachelard la formation des concepts scientifiques. Cet obstacle consiste à rechercher la substance comme réalité ultime, comme une sorte de quintessence. Il se rattache à la curieuse notion psychanalytique de complexe d’Harpagon…

«La psychanalyse qu'il faudrait instituer pour guérir du substantialisme est la psychanalyse du sentiment de l'avoir.  Le complexe qu'il faudrait dissoudre est le complexe du petit profit qu'on pourrait appeler, pour être bref, le complexe d'Harpagon.  C'est le complexe du petit profit qui attire l'attention sur les petites choses qui ne doivent pas se perdre. »

 

d. La libido

Imbu des théories psychanalytiques, Bachelard met en garde contre la pensée sexuelle qui ne serait pas absente de l’expérience scientifique et de la recherche. Il appelle à désexualiser la recherche, afin de garantir une pensée scientifique …

« En enseignant la chimie, j’ai pu constater que, dans la réaction de l’acide et de la base, la presque totalité des élèves attribuaient le rôle actif à l’acide et le rôle passif à la base. En creusant un peu dans l’inconscient, on ne tarde pas à percevoir que la base est féminine et l’acide masculin. »

 

e. L’habitude verbale

Selon Bachelard, le mot peut entraver la science en créant des comparaisons impropres et trompeuses, tel Réaumur évoquant le caractère spongieux de l’air.

Ainsi, tous ces obstacles entravent l’esprit scientifique et la formation de concepts rigoureux. Le concept est d’ailleurs en lui-même une victoire sur tous ces obstacles.

Cette psychanalyse est difficile et peut-être même, jamais achevée. Mais elle demeure indispensable car une connaissance « non psychanalysée », dons non épurée de nos rêves et de nos passions est contraire à la science. Ce qui est exposé dans la philosophie moderne, ce n’est ni plus, ni moins que de l’objectivisme absolu : « Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis » (P. Eluard.)

Parce qu’elle crée une adéquation étroite entre subjectivisme et connaissance immédiate, l’épistémologie moderne rejette tout ce qui est immédiatement perçu. Serait objectif, ce qui serait médiat, construit par des détours… Ce serait le meilleur moyen de ne pas projeter spontanément sur le monde tout ce qu’on nous a enseigné

 

Les caractères du concept scientifique

 

a. Sa complexité

Qu’apporte-t-il au monde ? Un univers quantitatif et objectif complexe ?

Le concept scientifique est une réalité complexe. Notamment aujourd’hui, ce sont des totalités complexes et non pas des notions simples. On approche pas le concept scientifique par isolement d’unité élémentaire ; c’est un ensemble de plusieurs éléments, un tissu de relations. Il s’agit d’après Bachelard de dépasser ce qui tombe sous les sens, de passe du réalisme des choses au réalisme des lois.

Le rationalisme classique doit faire place au rationalisme « complexe. »

b. Désenchantement du monde ?

Qu’apporte-t-il au monde ? Un désenchantement du réel ?

Mais finalement avec le concept scientifique, est-ce que la nature ne nous apparaît pas dépouillée de ses charmes. N’engendre-t-il pas un univers objectif mais austère, froid et inhumain ?

 
   

 

Pour aller plus loin 

Date de dernière mise à jour : 08/10/2018

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